Auteur remarqué d'articles très critiques, en particulier sur les milieux de la droite pro-sioniste aux USA, Max Blumenthal ne manque pas de caractère : en juin 2012, il annonçait, poliment mais fermement, sa démission du quotidien Al-Akhbar (version anglaise) dont il ne partageait plus la ligne éditoriale, à ses yeux outrageusement pro-Bachar el-Assad (voir sur son blog The right to resist is universal. A Farewell to Al-Akhbar and Assad's apologists). Un nouvel article – signalé par The Arabist et publié sur le portail Electronic Intifada – illustre à nouveau son talent pour mettre «les pieds dans le plat» en ouvrant des débats qui font pas mal d'éclaboussures. Intitulé «Weddady et son Free Arabs, le Congrès islamo-américain et les bailleurs de fonds pro-israéliens qui les ont aidé à grandir», l'article, publié sous la rubrique Israel Lobby Watch, est une charge très documentée contre Nasser Weddady, un activiste d'origine mauritanienne installé depuis plusieurs années aux USA. En bref, Max Blumenthal pose de réelles questions sur le parcours de ce cyber-militant très influent (voir par exemple ce portrait particulièrement élogieux publié en janvier 2012 dans The Atlantic). Sans entrer dans les détails qu'on pourra lire dans l'original (en anglais), l'enquête de Max Blumenthal met en évidence divers points forts gênants sur le financement des activités de The American Islamic Congress (AIC), l'organisation qui emploie Nasser Weddady. Nasser Weddady, un personnage controversé Fondé sous le patronage de l'administration Bush au temps de l'invasion de l'Irak, l'AIC a bien négocié le changement d'administration puisqu'elle continue à bénéficier de fonds du gouvernement nord-américain, tout en comptant parmi ses généreux donateurs une brochette assez impressionnante de figures publiques connues pour leur «islamophobie» et/ou leur soutien à Israël. Après avoir épinglé la fondatrice de l'AIC, Zainab al-Suwaij, une Irakienne visiblement très impliquée dans cette épouvantable aventure militaire que fut la tentative, sans nul doute sincère (???), d'exporter la démocratie occidentale au cœur du Moyen-Orient (entre 750 000 et 1,5 million de victimes selon les estimations), Max Blumenthal s'intéresse au directeur des actions extérieures (outreach director) de l'AIC, Nasser Weddady. Il est clair que, pour lui, son ascension sur la scène publique nord-américaine – il vient d'apparaître sur les écrans de télévision comme une sorte de porte-parole des musulmans aux USA à l'occasion d'un service religieux tenu à la mémoire des victimes des attentats de Boston – est étroitement liée à ses positions sur le monde arabe, aussi ambiguës sur la question palestinienne qu'elles sont hostiles à l'islam. Sur ce dernier point, l'argumentation de Max Blumenthal se fonde très largement sur le fait que Nasser Weddady est le cofondateur de Free Arabs, un site lancé le premier mars dernier. Curieusement quand on sait que l'un de ses deux cofondateurs travaille pour l'American Islamic Congress comme le remarque un article de la presse marocaine, Free Arabs place en tête de ses préoccupations la laïcité (secularism en anglais), à côté de la démocratie et de l'humour. Sur un mode qui se veut léger – même si les blagues sont souvent aussi lourdes que des gags de Charlie Hebdo (formule Val/Charb s'entend) –, Free Arabs se donne pour mission «d'établir et de renforcer les liens avec la nouvelle génération d'Arabes libéraux» (engage and strengthen [an] emerging generation of Arab liberals). «Dénoncer la corruption et l'autoritarisme» ; «réclamer la totalité du spectre de la démocratie, y compris les libertés individuelles» ; «défendre la laïcité pour ce qu'elle est : la liberté de choix institutionnalisée» ; «mettre en lumière la culture qui bouillonne à travers le monde arabe», le tout pour une meilleure organisation et une meilleure visibilité de ce camp politiquement libéral, qui a participé au «printemps arabe» : tel est ce que l'on peut retenir de la présentation de Free Arabs, selon le site étudiant Horizons médiatiques (bon article) qui ne voit rien de bien nouveau dans cette initiative. D'autres commentaires apparemment plus favorables, sur Al-Jazeera (en anglais) par exemple, évoquent des réactions franchement négatives. Mentionné par un des deux cofondateurs (voir infra), un autre article évoque sans doute «la dernière version en date d'un projet qui vise à amplifier la voix d'une nouvelle génération de penseurs arabes, de militants, de journalistes et d'artistes qui osent, contre toute attente, exprimer leur désaccord face à des normes culturelles pesantes, de maigres droits politiques et individuels et des attentes sociales limitées» (the latest iteration of a long project designed to amplify the voices of a new generation of Arab thinkers, activists, journalists, and artists who dare, against all odds, to flaunt their dissent in the face of weighty cultural norms, meager political and individual rights, and narrow social expectations). Mais c'est pour mieux remarquer que «cette attitude de défi serait beaucoup plus efficace si elle dépassait les représentations coloniales du type laïcs vs musulmans ou islamistes. Faire la satire de ces derniers au nom de la laïcité arabe risque d'accentuer cette confrontation, précisément au moment où l'on constate l'aspect lucratif d'un spectacle médiatique animé par les taux d'écoute, le nombre de pages vues, et les recettes publicitaires» (defiance would be much more effective if it rose above colonial constructs of secularists versus Muslims or Islamists. Satirizing the latter in the name of Arab secularism risks accentuating this confrontation, precisely as it becomes a lucrative media spectacle animated by television ratings, page views, and advertising revenues). Indiquant le départ précipité d'un certain nombre de collaborateurs de la première heure, cet article (en anglais) dans Al-Akhbar va plus loin encore dans la critique en regrettant que cette initiative prometteuse tombe de la sorte dans les stéréotypes, reprenant un point de vue orientaliste bien connu, au point de donner l'impression que le site s'adresse plus aux Occidentaux qu'aux «libres Arabes» ! Benchemsi à la rescousse Une impression que ne dissipe pas, loin de là, le fait que Free Arabs soit très largement rédigé en anglais. Un choix d'autant plus surprenant que le partenaire de Nasser Weddady, le second cofondateur et son rédacteur en chef, n'est autre qu'Ahmed (Reda) Benchemsi, le créateur, en 2001, du magazine TelQuel, puis de Nichane (voir cet ancien billet) au Maroc, pays qu'il a quitté – après avoir démissionné et vendu ses actions dans son entreprise – à la fin de l'année 2011 pour s'installer, provisoirement du moins, aux USA où il est visiting scholar pour l'université de Stanford en Californie, avec un projet de recherche intitulé The Seeds of Secularism in the Post-Spring Arab World. L'ex «enfant terrible» de la presse marocaine, dont l'absence est toujours une perte pour la presse de son pays, est d'ailleurs le seul (sauf erreur de ma part) à avoir fait front aux attaques de Max Blumenthal. Publiée sur le site de Free Arabs, sa réponse consiste pour l'essentiel à dénoncer ce qu'il perçoit comme une énième théorie de la conspiration, en expliquant que Free Arabs fonctionne exclusivement sur des fonds privés, et que la présence de Nasser Weddady est totalement déconnectée (c'est le cas de le dire) de ses activités à l'AIC… Il ne le fait pas, mais il aurait pu s'auto-citer et reprendre l'argumentation donnée dans la présentation de son nouveau projet, à savoir que des acteurs tels que Nasser Weddady et lui-même «n'ont que Facebook et Twitter quand les vieilles gardes des élites arabes et les islamistes bénéficient, eux, de poches bien profondes [pour récupérer des financements], de réseaux de soutien et d'une grosse artillerie médiatique» (Both Arab old-guard elites and the Islamists have deep pockets, wide support networks, and massive media artillery. We, by contrast, have only… Facebook and Twitter (which, by the way, they too know how to use). La question du financement de Free Arabs De fait, comme l'écrit Issandr El Amrani (lui aussi Marocain by the way) dans The Arabist, la question du financement est «plus que problématique» (deeply perturbing) dans la mesure où le courant mainstream – centre-gauche, centre-droit, libéral socio-démocrate – est loin de pouvoir accéder facilement aux sources possibles de financement, lesquelles proviennent souvent des milieux néoconservateurs et pro-israéliens en «Occident», et proches des monarchies conservatrices du Golfe dans le monde arabe. (There is a real problem in the funding of secular liberal Arab publishing. Often sources are from neo-con, pro-Israel sources that tend to minimize criticism of Israel (in my view is the only logical position to take on Israel as a liberal is critical, otherwise one is buying into the exceptionalism of "liberal Zionism" and thus into the racial/religious supremacism inherent in Zionism, which is hardly liberal.) In Arabic, they are often from conservative Gulf states such as Saudi Arabia, whose princes finance such "liberal" sites as Elaph. This represents almost none of the mainstream, center-left to center-right, liberal/social-democratic thinking in the Arab world. To have institutions like AIC created to supposedly represent "mainstream Muslims" and have them be largely financed by extremists is deeply disturbing.) On pourrait même être bien plus sévère et rappeler, comme le faisait le Tunisien Sami Ben Gharbia avant même les soulèvements arabes dans un article qui n'a rien perdu de son importance, que les donateurs ne sont jamais totalement désintéressés et qu'ils ont toujours en tête leur propre agenda – Ben Gharbia évoque les USA mais on peut élargir l'idée à tous les généreux donateurs, à l'Ouest comme à l'Est, au Nord comme au Sud. Associant toutes sortes d'ingrédients particulièrement épicés qui relèvent du géopolitique, de l'idéologique, du culturel, du religieux…, la scène de l'activisme arabe en ligne, couplée aux enjeux de l'information, offre des témoignages innombrables de telles dérives, qui prennent souvent la forme d'une «ONGéisation» du monde arabe… Même s'ils affirment haut et fort leur liberté, les animateurs de Free Arabs ne peuvent guère prétendre y échapper. D'ailleurs, pour qui s'intéresse aux faits de langue, l'emploi de cette dernière, précisément, est un indicateur intéressant et même significatif. Au-delà des reproches souvent adressés à Free Arabs parce qu'il s'adresse aux Libres Arabes essentiellement dans la langue de l'Oncle Sam, on peut s'étonner, quand on connaît le parcours professionnel d'Ahmed Benchemsi, de le voir à la tête d'un site qui, non seulement n'utilise guère (pas du tout, en fait) le français cher à l'hebdomadaire marocain TelQuel et à une bonne partie des fameux Libres Arabes au Maghreb, mais qui, de surcroît, ignore superbement le dialecte marocain, la fameuse darija, naguère portée aux nues par l'hebdomadaire Nichane comme seul véhicule possible de la libération nationale !… Bien entendu, le public de Free Arabs n'est pas le même et la cible du site n'est pas celle de TelQuel ou de Nichane… N'empêche, ce n'est pas exactement la meilleure manière d'illustrer la justesse de la cause, plaidée avec une telle éloquence, du dialecte marocain… Et cela incite à penser que le passage par la case de l'Oncle Sam comporte certains intérêts qui ont fait passer au second plan les grandes déclarations d'intention linguistiques… Visiter le site de l'auteur: http://cpa.hypotheses.org/