Coordonné par Fatiha Saidi, l'ouvrage collectif «J'ai deux amours» est un recueil de nouvelles, avec la participation de 12 autrices et auteurs binationaux qui abordent leurs liens avec leurs deux pays, à travers un processus créatif collectif. Coédité par La Croisée des Chemins et Les Nouvelles éditions belges, en partenariat avec le Conseil de la communauté marocaine à l'étranger (CCME), l'ouvrage est l'aboutissement d'une expérience d'écriture inédite, en 60 ans d'immigration belgo-marocaine. Pour la première fois en 60 ans d'immigration belgo-marocaine, un groupe d'autrices et d'auteurs binationaux se sont réunis autour d'un projet d'écriture collectif, porté à la fois sur le Maroc et sur la Belgique. A travers le recueil de nouvelles «J'ai deux amours», la psychopédagogue et experte en genre Fatiha Saidi a rassemblé primo-migrants et écrivains des générations ayant suivi, pour s'écrire en évoquant les deux pays, avec des narratifs entrecroisés. C'est ainsi que cet ouvrage prend la forme d'un livre de transmission, dont l'initiatrice, mandataire politique de 1999 à 2018, reste attachée à la question mémorielle. Dans ce cheminement créatif, les nouvelles proposent des descriptions et des mises en situation, questionnant tantôt les défis contemporains en pays d'origine ou de résidence, tantôt la place des aïeux, la mort, les souvenirs d'enfance, la symbolique de la terre et les représentations sociales. Dans cet entretien, Fatiha Saidi explique comment l'expérience d'aujourd'hui et de demain, vécue et racontée par les enfants issus de l'immigration, est bien présente dans cet ouvrage. Comment est né le projet de faire cet ouvrage ? C'est un projet qui me tient à cœur et dont l'idée m'est venue dans le cadre des célébrations des 60 ans de l'immigration marocaine en Belgique, en 2024. Les accords l'immigration ont été signés le 17 février 1964. A partir de là, j'ai eu à cœur de laisser une trace, un récit humain des enfants issus de cette mobilité-là. Je n'ai pas trouvé de plus beau qu'un ouvrage, d'autant que je ne suis ni réalisatrice, ni cinéaste. Mon outil de travail reste l'écriture. Par la suite, j'ai pensé que le plus intéressant serait de constituer un recueil d'histoires, avec des auteurs belgo-marocains. J'ai pensé à joindre à mon ami Saïd Ben Ali, avec qui j'étais en train de finaliser un roman épistolaire, sorti quasi-simultanément, «Reviens me dire je t'aime». C'est ainsi que «J'ai deux amours» est né. Saïd Ben Ali a apprécié l'idée et nous avons travaillé ensemble sur le projet, en commençant par lister les auteurs belgo-marocains qui nous viennent à l'esprit. Ce sont ces douze plumes qui ont contribué à l'ouvrage. Nous avons souhaité associer des écrivains binationaux flamands. Malheureusement, nous n'avons pas réussi à prendre attache avec eux, ce qui marque le fait que tout en étant belgo-marocains, nous vivons en tant que Belges cette séparation culturelle entre francophones et néerlandophones. En tout cas, les personnes que nous avons pu contacter ont toutes apprécié l'idée d'être associées à un ouvrage collectif. Parmi elles, Ikram Maâfi a été l'une des dernières à nous rejoindre, car j'ai tenu réellement à ce qu'elle participe au projet. Je l'ai rencontrée dans une soirée littéraire consacrée à la transmission, avec notre ami Rachid Benzine. Durant cet événement, elle a lu un texte en hommage à son père enterré au Maroc et j'en ai été très touchée. Elle a accepté ensuite ma proposition de contribuer au recueil de nouvelles, auquel son texte est finalement inclus. «Reviens me dire je t'aime» : Un roman à la croisée des parcours de l'immigration Justement, ce recueil-là représente des auteurs de différents âges, avec une certaine parité entre les auteurs et les autrices. Ce sont des critères indispensables pour vous ? Oui, il a été important pour moi de veiller à une parité homme-femme. Avoir plus des uns ou des autres n'aurait pas été problématique, mais il aurait été hors de question pour moi que je fasse un recueil de 11 nouvelles avec 12 auteurs – dont la sociologue spécialiste de l'immigration Nouria Ouali, qui nous a fait la préface – sans qu'il y ait une mixité. Fatiha Saidi Il était tout aussi important pour moi que les femmes aussi soient bien représentées, parce que l'Histoire s'écrit avec elles. Elles sont souvent les invisibilisées ou les invisibles de cette Histoire et je milite au quotidien pour les sortir de cet anonymat. Concernant la diversité des tranches d'âges, il faut dire que nous restons peu nombreux dans le domaine de l'écriture, en tant que Belgo-marocains et dans le contexte de cette immigration. Nous n'avons donc par un large panel et nous sommes restés en région bruxelloise. Pour autant, je trouve que ce groupe d'auteurs et d'autrices est assez représentatif de notre immigration, avec des personnes âgées de 30 à 60 ans, en passant par les 40 ans et 50 ans. C'est un panel représentatif de nos immigrations, dans un exercice que vous avez déjà fait différemment, dans «Echo de la mémoire sur les montagnes du Rif» en hommage à votre région d'origine. Dans ce nouvel ouvrage, c'est un processus collectif que vous inscrivez dans la même démarche de donner la parole à ceux qui font l'immigration ? Je dirais oui et non. Oui, dans la mesure où je trouve qu'il est essentiel, depuis quelques décennies, que nous parlions de nous-mêmes. Nos parents ne se sont pas écrits, ne se sont pas dits. C'est aussi pour nous une manière de leur rendre leurs voix en parlant de nos parcours migratoires, dans lesquels nous évoquons nos aïeux en premier. Ce sont aussi leurs parcours que nous racontons, d'une certaine manière. Ils ont migré, se sont installés dans un contexte de migration, puis la Belgique est devenue notre pays. Des jeunes sont nés ici. D'autres, comme moi, sont arrivés à l'âge de 5-6 ans, comme Ahmed Medhoune, l'un de nos auteurs, ou encore Nouria Ouali. Par ailleurs, je ne dirais pas que ce projet collectif est entièrement inscrit dans ma démarche d'écriture à titre personnel, dans la mesure où j'ai donné quelques contraintes techniques aux auteurs et aux autrices, à savoir le calibrage et l'exigence d'évoquer et le Maroc et la Belgique à la fois. La nouvelle pouvait ensuite prendre différentes formes et être librement inspirée du vécu ou de la fiction, selon chacun et chacune. La mienne est entièrement fictionnelle et s'intitule justement «J'ai deux amours», en référence au titre de la chanson de Joséphine Baker. Elle relate l'histoire d'une jeune femme qui questionne avec ses deux identités. J'ai pensé à Amine Malouf et à son ouvrage «Les identités meurtrières», pour faire le fil de ma nouvelle. Taha Adnan a également écrit une nouvelle fictionnelle. Quant à Ahmed Medhoune, il a raconté l'histoire d'un petit garçon. On croit comprendre qu'il s'agit de son vécu, mais elle pourrait être aussi une fiction. Par ailleurs, d'autres nouvelles sont inscrites dans l'écriture du réel, comme celle d'Ikram Maâfi, ou encore de Fatima Zibouh, qui a écrit une lettre à son fils, avec un narratif autobiographique. Diaspo #161 : Fatima Zibouh, une vie consacrée à la lutte contre les discriminations en Belgique Faten Wehbe a proposé quant à elle une fiction, mais qui relate une histoire qui peut être inspirée de faits réels, mettant en avant un jeune couple confronté au racisme en Belgique et qui décide de retourner au Maroc. Une fois là-bas, le mari et son épouse se rendent compte que ce pays qu'ils ont peut-être euphémisé, sublimé, n'est pas celui dans lequel ils ont vécu. Ils doivent affronter la société au quotidien, pour «s'intégrer» une nouvelle fois. Ce sont donc des nouvelles qui sont toutes particulières, différentes et bien évidemment dans des styles personnels propres à leurs auteurs et autrices. Pour revenir à votre nouvelle et au titre du recueil, pourquoi Joséphine Baker ? Que représente-t-elle pour vous ? Joséphine Baker est une personne que je porte très haut dans mon cœur. C'est une femme pour qui j'ai une grande admiration, au-delà de sa qualité d'artiste en elle-même. Elle incarne une figure militante et engagée, dont j'apprécie l'ouverture sur le monde. Elle a adopté une douzaine d'enfants des pays où elle a voyagé, dont une marocaine. Joséphine Baker Joséphine Baker est aussi une femme engagée pendant la Seconde Guerre mondiale. Je l'apprécie surtout pour son combat contre le racisme. Les «deux amours» ne pouvaient pas tomber mieux pour un recueil de nouvelles comme celui que nous écrivions, en parlant de la Belgique et du Maroc. Dans son morceau, elle chantait l'Amérique et la France, deux pays dans lesquels elle a eu du mal et pourtant, elle les loue, car ce sont ses amours, même lorsqu'ils sont parfois difficiles. Comme j'aime beaucoup Joséphine Baker, je lis sur elle et j'ai appris notamment qu'elle était déjà venue au Maroc, malheureusement pas dans de bonnes conditions. Souffrante, elle a été hospitalisée et prise sous l'aile protectrice du roi Mohammed V. J'ai trouvé aussi que c'était symbolique pour le choix de notre titre. Histoire : Ce qui lie le Maroc à l'icône Joséphine Baker intronisée au Panthéon Dans un contexte où l'on retrouve une montée du discours raciste décomplexé à travers le monde, une légitimation de la colonisation et un retour des courants politiques xénophobes sur le devant de la scène, votre référence à Joséphine Baker est elle-t-elle une manière de dire que les combats d'hier sont ceux d'aujourd'hui ? Je pense que cela traduit bien notre référence et ce racisme-là est évoqué dans quelques nouvelles. Joséphine Baker a combattu le racisme et aujourd'hui encore, on se rend compte qu'il est toujours là. Il se renforce davantage, avec des montées de nationalisme qui vont nous ramener peut-être à des pans de l'Histoire auxquels nous ne voulons particulièrement pas revenir. Le monde d'aujourd'hui fait très peur et pas uniquement en Europe. Quand on voit ce qui nous vient du côté du pays de l'Oncle Sam, nous ne sommes pas non plus rassurés. Un livre comme celui-ci peut donc montrer, à travers de courtes nouvelles, combien de personnes sont toujours stigmatisées, malgré le fait qu'elles vivent dans un pays durant des décennies. Elles sont toujours assignées à une résidence, mais laquelle ? Qu'est-ce qu'une résidence, pour un individu ? Est-ce le pays dans lequel il est né ? Celui dans lequel il vit depuis plus de cinquante ans ? Ce sont toutes ces histoires-là et ces questions-là qui transcendent nos nouvelles. Fatiha Saidi et Saïd Ben Ali Contributeurs au recueil Préface : Nouria Ouali Auteurs et autrices : Taha Adnan, Saïd Ben Ali, Mohamed Rayane Bensaghir, Souad Fila, Mustapha Haddioui, Ikram Maâfi, Abdeslam Manza, Ahmed Medhoune, Fatiha Saïdi, Faten Wehbe et Fatima Zibouh. Article modifié le 07/03/2025 à 23h22