Depuis la victoire du Parti Justice et Développement (PJD), Abdelilah Benkirane ne cesse de nous rappeler, qu'au Maroc, nous ne vivons pas dans un monde rationnel. On se souvient qu'en abordant le thème du chômage lors d'un de ses discours au Parlement, Benkirane a proposé aux diplômés chômeurs, véritables épines dans le pied du gouvernement, de prier Dieu pour qu'ils obtiennent un emploi. Sur les réseaux sociaux, l'intervention du chef de gouvernement a pris la forme d'une simple anecdote, d'une plaisanterie supplémentaire. Cette intervention n'a rien d'anecdotique, elle est révélatrice du caractère populiste du leader du PJD. «Chassez le naturel, il revient au galop», une nouvelle fois Abdelilah Benkirane n'a pas su se dévêtir de son habit de religieux pour endosser le costume de leader de la coalition gouvernementale. Benkirane, frappe une nouvelle fois, quelques semaines plus tard, en annonçant lutter contre des «démons» qui s'opposeraient continuellement à toutes tentatives de réformes. A malin, malin et demi : Mustapha Bakkoury, Secrétaire général du Parti Authenticité et Modernité (PAM) rétorque : «Etant enfants, on nous a appris que les djinns sortaient des lampes», faisant ainsi référence au symbole du parti islamiste. Le chef du groupe parlementaire du PJD Abdellah Bouanou n'est pas en reste lorsqu'il évoque la présence de «crocodiles» dans le champ politique marocain. Se pose donc la question de la transparence, de la quête de la vérité. Qui sont ces crocodiles et ces démons qui empêcheraient aux réformes de s'installer, et ce malgré toute la bonne volonté d'un gouvernement compétent et désireux d'amener le Maroc vers l'avant ? Abdelilah Benkirane et ses compagnons sont ils en train de «berner» l'opinion public ou sont ils les otages d'un monde parallèle et fabuleux dont ils sont les créateurs ? Le discours politique de Benkirane est une remise en cause constante et systématique de la théorie du «désenchantement du monde», cher au sociologue Max Weber. En effet, selon Webber, le désenchantement du monde est le recul des croyances religieuses (ou magiques) comme unique explication des phénomènes au profit d'explications scientifiques et rationnelles. Le discours religieux d'Abdelilah Benkirane et des députés islamistes relègue ainsi au second plan les questions économiques et sociales d'un Maroc touché par une crise multiforme indéniable. A travers ses interventions publiques, Abdelilah Benkirane renforce son caractère «prophétique» auprès des classes les plus défavorisées et d'une tranche de la population marocaine, assez naïve pour croire en la «formule magique» du chef de gouvernement. Benkirane, à l'instar de son camarade tunisie Ghannouchi, est la preuve vivante qu'il est extrêmement imprudent et parfois même dangereux d'instrumentaliser la religion à des fins politiques. Une nouvelle preuve se trouve dans le dernier «Grand oral» de Benkirane à la Chambre des Conseillers où il n'a cessé, pendant presque une heure, de citer sourates après sourates. Certes, l'Islam est la religion d'Etat au Maroc. Certes, le Coran est un puits de savoir et de sagesse. Mais nous attendons autre chose qu'une causerie religieuse de la part d'un chef de gouvernement ! A l'heure où le Parlement débat du projet de loi de finances 2013, il n'est pas inutile de rappeler les conditions difficiles dans lesquelles vivent certains de nos compatriotes. Le chef de gouvernement ne peut ignorer leurs souffrances, et le simplisme avec lequel son gouvernement aborde la question des réformes et de la «crise» est déconcertant pour l'ensemble des marocains touchés par le chômage, la précarité et les difficultés économiques et sociales. Après plus de neuf mois «d'essai» pour le nouveau gouvernement, nous pouvons affirmer que la bataille pour la compétitivité économique du Maroc n'est pas une priorité pour Abdelilah Benkirane. Et ce bien que les Marocains aient montré lors des dernières élections législatives qu'ils désiraient de profonds changements, notamment sur le plan économique et social. Les Marocains veulent vivre dans un monde rationnel, un monde où ils peuvent trouver des réponses réalistes à leurs inquiétudes, à leurs interrogations, un monde où leur chef de gouvernement donne des réponses concrètes aux enjeux et défis qui lui incombent, sans s'en remettre constamment à Dieu et sans «prendre en otage» notre religion. A l'approche des prochaines échéances électorales, les «créatures magiques», produits de l'imagination débordante de Benkirane, apparaissent comme les derniers remparts du chef de gouvernement face aux critiques de ses adversaires politiques, qui lui reprochent son manque de vision et l'absence de réformes. Ce projet de loi de finances 2013 manque d'audace, de vision. Il laisse une nouvelle fois les marocains seuls face à leurs tristes destins. L'opposition, le patronat, la société civile, les marocains résidant à l'étranger, l'ensemble de ces acteurs s'accordent pour dénoncer le manque de démarche participative, de dialogue, de pédagogie et de lucidité de la part du gouvernement dans la préparation du PLF. Un projet qui manque d'innovation et qui ne pourra servir de levier à une croissance qui ne cesse de chuter, un projet qui ne pourra satisfaire les attentes d'une population et d'une jeunesse qui souffre du chômage massif, un projet qui n'aidera en rien certaines de nos régions, les plus reculées et les moins insérées dans la dynamique économique. Si Abdelilah Benkirane veut apparaitre comme un Homme d'Etat aux yeux des Marocains, il devra dépasser les conclusions simplistes, les chimères et les incantations pour (enfin) gouverner réellement, sincèrement, sans effets d'annonces, sans sensationnel. Gouverner, c'est prévoir et c'est agir. Au de-là du discours populiste auquel Benkirane et ses ministres nous ont habitué depuis neuf mois, le gouvernement doit se saisir des dossiers brûlants, comme celui des diplômés chômeurs, de la caisse de compensation, animé d'un sens de l'action, du devoir et du service de l'Etat. Quant à nous, citoyens, si nous voulons «désenchanter» le Maroc, il faudra faire preuve de vigilance citoyenne, de lucidité et de courage. « Tout nouveau pouvoir est propice aux malentendus : effets d'annonce et premiers frissons créent une sorte d'état d'apesanteur, d'état de grâce ; tous les espoirs semblent permis, la cloche médiatique battant la campagne avant de sonner le réveil des réalités. Mais tout gouvernement qui cède à cette tentation de la facilité ne peut espérer gouverner durablement.» Dominique de Villepin