Chapeau : Petit village encerclé par les frontières, Ksar Ich en révèle beaucoup sur les relations entre le Maroc et l'Algérie. Le souvenir de l'occupation algérienne durant la Guerre des Sables hante les esprits, malgré les années qui passent. Ses enfants font le possible pour faire valoir leurs atouts culturels et historiques. En Algérie, politiciens, analystes et invités de plateaux de télé n'évoquent jamais la version marocaine de la Guerre des Sables qui a eu lieu entre le Maroc et l'Algérie en octobre 1963. Les connaisseurs parmi eux parlent de Hassi Beïda et de Tinjoub, postes situés à environ 40 kilomètres au sud de Tamegrout, ayant abrité les affrontements directs entre les armées des deux pays. Néanmoins, ils omettent de citer la petite ville de Tendrara et le village frontalier de Ksar Ich, indispensables pour un compte rendu complet et objectif des événements, connus chez les algériens aussi sous le nom de la guerre de Tindouf. Abdelhadi Boutaleb, ministre marocain de l'Information à l'époque des faits, a affirmé, dans une interview publiée en 2000 par le journal arabophone Acharq Al-Awsat, que Tendrara et Ich ont été attaqués par l'armée algérienne, simultanément avec Hassi Beïda et Tinjoub. La version de l'ancien conseiller du roi Hassan II résume à peu près celle du Maroc (voir l'encadré pour la version algérienne). A Ksar Ich, la mémoire des habitants, qui confirment cette attaque, est toujours vivace. Ils racontent que ce petit village en pisé, encerclé de tous les flancs par les frontières maroco-algériennes, a été occupé pendant six mois par l'Armée nationale populaire (ANP), entre 1963 et 1964. Si les Forces royales marocaines (FAR) ont très vite délogé les troupes algériennes qui occupaient Hassi Beïda et Tinjoub, ce sont finalement les négociations qui ont abouti à la libération de Ksar Ich, après l'intervention de l'empereur éthiopien Hailé Jebrselassie et la médiation du président malien Modibo Keita. Entretemps, la plaie de ce que les Yichis considèrent comme une trahison a commencé à couler. Elle ne cicatrisera jamais. Histoire d'une trahison Le récit nous est conté par Brahim El Hourma, natif de Ksar Ich, ancien élu à la Commune de Béni Guil à Bouârfa, chef-lieu de la province de Figuig, et fils de Bouâzza El Hourma, un homme au parcours de combattant singulier. Après l'indépendance du Maroc obtenue en novembre 1955, le résistant Bouâzza El Hourma rejoint la révolution algérienne, abandonnant ainsi, comme d'autres résistants marocains d'ailleurs, l'autre option plus alléchante de faire partie des cadres des Forces armées royales (FAR). En optant pour l'ANP, il ouvre à la Wilaya 5 algérienne un point de ravitaillement stratégique et précieux, perpétuant ainsi la saga de cette famille amazighe Idrisside qui, jadis, prenait en charge les disciples des zaouïas. Le grand-père de Brahim, Caid El Hourma, est d'ailleurs connu pour avoir refusé que son village soit annexé à «l'Algérie française», ce qui, selon ses descendants, lui a valu d'être empoisonné. On parle d'un venin secret placé dans ses babouches, alors qu'il était en visite en Algérie occupée. Les témoignages des djounoud au sujet du soutien du Maroc à la révolution algérienne abondent, mais rares sont ceux qui citent Ksar Ich. Dans une vidéo publiée le 10 avril 2019 sur YouTube sous le titre (arabe) : «De la mémoire de la révolution : témoignage du moudjahid Rajaâ El-Mejdoub, deuxième partie, 09 avril 2019», ce moudjahid algérien cite un certain Bouâzza chez qui il s'est réfugié à Ksar Ich pour se reposer et se ravitailler. Il poursuit à propos de Ksar Ich : «Ce village, jamais nous pourrons lui rendre le bien (qu'il nous a rendus). C'est la vérité de Dieu». Mais, après l'indépendance de l'Algérie, les choses se gâtent avec le pays voisin, davantage pour les zones frontalières marocaines, Ich et Figuig en premier, situés aux points les plus excentrés à l'est du Maroc. Les habitants du Ksar, qui avaient l'habitude de voir les moudjahidines débarquer en catimini, sont surpris par l'arrivée tonitruante d'un millier de djounoud, venus occuper manu militari le poste marocain où seulement vingt-cinq soldats des FAR étaient stationnés. Au Ksar, on raconte jusqu'à aujourd'hui qu'un soldat algérien a refusé d'inspecter la maison de la famille El Hourma, s'insurgeant devant ses frères d'armes. «C'est là où j'ai bu et j'ai mangé. Comment pourrai-je y entrer pour inspecter les lieux», s'est-il offusqué. Ich ayant subi un blocus durant son occupation, Bouâzza El Hourma a été autorisé de se rendre à Ain Sefra en Algérie pour chercher du ravitaillement pour les gens du village. On avait préalablement dû le laisser entrer au Ksar, car il était à Bouârfa au moment de l'attaque de l'armée algérienne. L'histoire ne s'arrête pas là. Plus tard, les provocations se répètent chaque fois que les tensions entre les deux pays s'exacerbent. Après la Marche Verte, organisée par le Maroc le 6 novembre 1975, Brahim El Hourma se rappelle que le village a subi un tonnerre de tirs d'armes en pleine nuit. Cet événement a obligé la famille à quitter Ksar Ich pendant trois ans. Et dire que les soldats algériens trouvaient refuge dans un village qu'ils cribleront de balles plus tard. Ce n'est pas fini Le calvaire de Ksar Ich ne s'est pas terminé après la fin de la Guerre des Sables. En amont, depuis le Traité de Lalla Maghnia qui a suivi la débandade du Maroc à la bataille d'Isly en 1844, le village a hérité d'un zonage territorial étreignant, faisant passer les frontières à quelques dizaines de mètres des habitations. Depuis 1972, date où le Maroc et l'Algérie ont signé la convention relative au tracé de la frontière d'Etat, cet enclavement s'est officialisé. Les Yichis disent aussi que leur oasis, une terre fertile qui donne chaque année dattes, légumes et fruits, a été amputée de plusieurs hectares à cause de ces frontières. Maintenant, le village tente tant bien que mal de s'accrocher. La seule route secondaire qui y mène, datant de 1959, vient d'être rénovée, sauf quelques passages criblés de nids-de-poule. Une autre piste mène à Figuig par Lamlalih et le barrage de Sfissifa montre l'intérêt historique et culturel de cette région, négligé et non valorisé. Un gigantesque tumulus funéraire préhistorique gît non loin du barrage, sans signalisation ni protection. A la période où Brahim était en fonction à la Commune de Béni Guil, un nouveau quartier en béton a été construit au profit de tous les habitants sur une falaise surplombant l'ancien ksar. Or, ce dernier est laissé malheureusement à l'abandon. Seule la Vieille mosquée, millénaire dit-on, tient encore, non loin d'un tas de ruines d'adobes et de stipes de palmiers. Peinte à la chaux, sa couleur blanche contraste de loin avec l'ocre de la terre et du pisé, omniprésent. Le village a aussi sa Maison du patrimoine depuis 2014, un édifice financé par l'Agence du développement de l'Oriental et devant contribuer à préserver les gravures rupestres, multiples aux alentours d'Ich, notamment au site Dchira, et à servir comme musée culturel et historique. Comme la nouvelle auberge louée par la Commune à un entrepreneur, il est fermé sauf à l'arrivée des visiteurs. C'est Mohamed Allal, un quinquagénaire, parent de Brahim, qui se charge de guider les touristes qui osent faire le déplacement. Le 28 novembre 2021, Ksar Ich a accueilli une conférence scientifique, autour du patrimoine oasien et des gravures, en marge de la 14e édition du festival des cultures des oasis qui a eu lieu à la ville de Figuig. Brahim et Abdellatif Boussetta, enseignant à Bouârfa, ont tenu à ce que cette conférence soit organisée à leur village natal. Les deux membres de l'association Béni Smir, doivent à chaque fois batailler pour qu'Ich ait sa place sous le soleil de la Commune de Béni Guil, dont il fait partie, et de la province de Figuig, la plus large de l'Oriental, avec une superficie avoisinant 5,6 millions d'hectares, et de loin la moins peuplée. Selon Brahim, Ksar Ich gagnerait beaucoup à avoir sa propre commune, selon les délimitations historiques. En effet, dans une lettre-testament laissé par son grand-père, Caid El Hourma, où il prévient les Yichis «de ne pas suivre le colonisateur français» et les exhorte à rester «attachés à la nation marocaine et au trône alaouite», les limites citées vont bien au-delà du ksar et de son oasis. Une question de découpage administratif presque aussi compliquée que la question des frontières. Une version algérienne sclérosée Dans la rencontre périodique organisée avec les représentants de la presse algérienne en octobre 2021, le président Abdelmajid Tebboune a réitéré une hypothèse algérienne vieille de cinquante-huit ans : le Maroc a attaqué la jeune nation algérienne, à peine remise de sa guerre de libération. «Ils (les marocains) nous ont agressés en 63 alors que nous n'avions même pas une armée», s'est-il lamenté. C'est là la même position que plusieurs hommes d'Etats algériens, y compris l'ancien président Ahmed Ben Bella, dans ses mémoires intitulées «Ben Bella parle» rédigées en langue arabe par l'écrivain tunisien Safi Saïd, n'ont cessé d'avancer. Le précédent président algérien Abdelaziz Bouteflika a aussi évoqué la Guerre des Sables dans un de ses discours, réagissant avec véhémence à la salle qui a rappelé les phrases enflammées de Ben Bella. «Ils nous ont humiliés (Hagrouna)», avait dit le premier chef d'Etat algérien, en treillis militaire, devant la foule réunie à l'esplanade d'Afrique à Alger. C'est en prononçant ce discours que Ben Bella a peut-être jeté la pomme de discorde entre les deux pays. A jamais.