Avocate au barreau de Casablanca, membre de la coalition Printemps de la dignité et spécialiste du Code pénal mais aussi du droit de la famille, Khadija Rougani a longtemps travaillé sur l'égalité successorale au Maroc. Elle analyse pour Yabiladi les raisons du blocage de cette réforme. Vous avez travaillé sur l'héritage au Maroc depuis plus de 20 ans. Comment voyez-vous l'évolution du débat ? Le débat a évolué depuis des décennies, en effet. Des associations se sont pratiquement spécialisées dans les questions liées à l'héritage. Elles ont fait des études riches par leurs aspects juridiques, de droits humains, religieux, économiques, socioculturels… Ces études ont aussi été l'œuvre de spécialistes et se sont enrichies de livres, de publications collectives et d'articles. Il y a eu aussi une dynamique de réseautage au niveau régional avec l'Algérie et la Tunisie, pour traiter cette question dans une dimension collective et globale. Nous avons donc réussi à dynamiser un débat non seulement dans une approche associative, mais aussi avec une méthodologie de recherche puisée dans les sciences humaines contemporaines, en plus d'une dimension théologique avec la participation de chercheurs en religion. Il en ressort que l'arsenal juridique du droit successoral au Maroc, tel qu'admis actuellement, est une cause de la pauvreté des femmes. Jusqu'à un certain moment, cela s'est vu de manière flagrante dans le foncier, où 7% seulement des titres enregistrés étaient détenus par des femmes. La question des Soulaliyates est très évocatrice sur ce plan. L'héritage est en effet une source d'enrichissement et nous savons que «l'argent est le nerf de la guerre». Donc si nous voulons effectivement mettre en œuvre l'égalité à travers l'article 19 de la Constitution et si nous voulons combattre cette discrimination basée sur le genre, il faut s'attaquer à la source et aux origines des inégalités que nous dénonçons ; les dispositions successorales en font partie. Ceci est sans rappeler que ces lois sont contraires aux dispositions internationales relatives à l'égalité et que leur majeure partie n'est pas tirée des préceptes du Coran et de la Sunna, mais des interprétations religieuses de théologiens. Parmi ces jurisprudences, nous retrouvons d'ailleurs le ta'ssib. Soulignons qu'il n'existe pas un texte coranique qui prévoit cette mesure et que beaucoup de pays musulmans n'y recourent pas, surtout ceux à majorité chiite. Par ailleurs, la société a évolué et nous sommes de plus en plus dans des rapports de famille nucléaire. On n'arrive donc plus à admettre que des cousins par exemple, des oncles et des membres éloignés interviennent dans la gestion des relations sociales et économiques entre proches, ce qui implique une réforme égalitaire urgente. Ces dernières années ont été marquées par un élargissement du débat, mais cette dynamique révèle le déphasage des politiques avec la question. Peut-on expliquer cela simplement à travers les pressions du PJD ? Les forces conservatrices politiquement affichées ne peuvent pas être le seul élément expliquant le blocage des réformes successorales. A chaque débat sur des problèmes ou des sujets concernant les femmes, leurs droits et l'égalité, nous nous retrouvons face à un large front de conservatismes. Il est constitué notamment du PJD, mais aussi d'autres partis politiques dont les représentants deviennent conservateurs, dès qu'il s'agit d'aborder ces sujets sur le plan législatif et pratique. Nous avons beaucoup d'expériences précédentes qui en témoignent, notamment au cours du débat sur la loi 103.13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, la question des Soulaliyates, le Code de la famille, de la nationalité, le Code pénal lorsqu'il s'agit de criminaliser le harcèlement sexuel. A chaque proposition de réforme fondamentale, radicale et globale qui consacrerait la mise en œuvre des principes égalitaires, nous faisons face à une panoplie de conservatismes qui se révèlent en fonction des circonstances. C'est pire encore par rapport à la question de l'héritage, car elle est intimement liée à une dimension religieuse. C'est de là que le décalage s'entretient, d'une part entre nos décideurs politiques et la société, et d'autre part entre ces décideurs-là et les autres acteurs de la vie publique, particulièrement la société civile. Cela est notamment dû au fait que nos politiques n'ont pas les mêmes considérations que les autres acteurs, puisqu'ils tiennent compte de leur équilibre, des élections et de leur référentiel. C'est donc un front de résistance hybride qui ressurgit, en réaffirmant l'absence de sa conviction profonde de l'importance de l'égalité, mais aussi l'absence de sa volonté politique pour initier un changement radical. Les décideurs favorables à une réforme progressiste du droit successorale ont-ils encore du mal à s'exprimer publiquement ? Bien entendu, il existe des personnalités politiques favorables à l'égalité dans l'héritage, mais elles n'ont pas le courage de défendre publiquement leurs idées. En réalité, leur silence explique leurs inquiétudes quant à leurs intérêts personnels, ce qui nous ramène aux considérations d'équilibres politiques, électoralistes et d'enjeux socioéconomiques profonds. Leurs contraintes limitent leur travail ou leur capacité à aller de l'avant, considérant qu'ils s'inquiètent du fait que s'ils s'attaquent frontalement à la question, ils risquent de perdre une masse électorale qui ne votera pas pour eux. Au lieu d'intégrer l'idée que leur rôle est de sensibiliser leurs électeurs afin de tirer la société vers le haut, ils se plient à des intérêts partisans et politiques très étroits. En témoigne d'ailleurs la situation actuelle du PJD à la tête du gouvernement. Avec le nombre d'attaques qu'il a essuyées, les polémiques et les scandales politiques au cœur desquels il s'est retrouvé, il refuse de lâcher, simplement pour des intérêts électoraux. Souvenons-nous aussi comment le PPS donnait, à un certain moment, ses instructions pour diriger le vote de projets de loi qui auraient considérablement amélioré la situation des femmes et comment il a sanctionné ses militantes qui ont protesté contre cet usage. Les questions d'égalité passent ainsi à la trappe.