Un sondage sur le rapport de consentement des Marocains à la sexualité a été publié la semaine dernière par nos confrères de l'Economiste ; le sondage a été effectué avec le cabinet Sunergia. De ce sondage, on apprend que les Marocains seraient très fermement opposés à toute relation sexuelle hors-mariage entre adultes consentants, dans une proportion qui interpelle et interroge. Nous avons donc interrogé LE spécialiste de la question au Maroc, le Pr Abdessamad Dialmy. Ses idées et son raisonnement vont au-delà des questions posées dans le sondage, apportent des éclaircissements sans complaisance sur ce travail et sur les rapports de pouvoir avec la sexualité, et jettent enfin un éclairage sur ce que nous sommes sur le plan de la séxualité. Le Pr Abdessamad Dialmy, sociologue et anthropologue réputé au Maroc, est spécialiste de la sexualité et auteur de plusieurs ouvrages sur la question. Panorapost. Que pensez-vous du sondage Sunergia/Economiste ? Pr Abdessamad Dialmy. Je m'interroge tout d'abord sur la base de sondage à partir de laquelle l'échantillon a été établi. Quelle est cette base ? La réponse à cette question est fondamentale afin de jauger de la représentativité de l'échantillon. S'agit-il des 6.257 personnes qui ont été contactées ? Au nom de quoi ces personnes constitueraient-elles une base de sondage objective ? A partir de cette base de sondage arbitraire, un échantillon de 1000 personnes ont été interrogées de façon aléatoire. Que veut dire ici « aléatoire » ? L'auteur de l'article/rapport du sondage veut-t-il dire que cet échantillon de 1000 personnes a été tiré de façon « aléatoire » au sens sociologique du terme. C'est ce que laisse entendre la marge d'erreur signalée. Si l'échantillon est donc aléatoire dans ce sens afin d'en assurer la représentativité la plus rigoureuse, pourquoi recourir aux quotas sexe, âge, milieu d'habitation, région et CSP (catégories socioprofessionnelles) ? Les quotas ne sont utilisés que lorsqu'on est dans l'impossibilité d'établir un échantillon aléatoire. Il y a donc une contradiction, un manque de clarté et de rigueur dans la méthodologie adoptée. Je m'interroge ensuite sur la question posée : «pensez-vous que deux adultes consentants ont le droit d'avoir des relations "sexuelles" hors mariage» ? Qu'entend-on par relations sexuelles hors-mariage mutuellement consenties entre deux adultes ? S'agit-il d'une relation adultère consentie (impliquant une personne mariée) ? S'agit-il d'une « débauche » consentie (relation sexuelle entre deux célibataires de sexe opposé) ? S'agit-il d'une relation sexuelle consentie entre fiancés ? S'agit-il d'une relation prostitutionnelle consentie? S'agit-il d'une relation sexuelle consentie après lecture de la Fatiha par un couple hétérosexuel ? S'agit-il d'une relation homosexuelle consentie ? S'agit-il d'une relation sexuelle lesbienne consentie ? Les réponses des sondés à ces questions précises dans des enquêtes académiques et des expertises antérieures marocaines n'ont pas été concordantes et consensuelles. L'expression « hors mariage » utilisée par ledit sondage dans la question posée est trop générale, trop vague et n'a pu conduire qu'à une réponse de rejet quasi-unanime, générale et vague, à l'emporte- pièce. Le général et le vague entraînent le général et le vague. Autre remarque méthodologique : l'expression « relation sexuelle » suppose la durabilité dans le temps. Elle diffère de l'expression « rapport sexuel » qui réfère à un acte ponctuel dans le temps. Les deux expressions n'ont ni la même dénotation ni la même connotation. Les réponses à une question sur les « rapports sexuels » auraient été très probablement très différentes. Cette question de l'expression « relation sexuelle » utilisée dans le sondage pose la question de la langue du sondage. Dans quelle langue le sondage a -t-il eu lieu ? En français, en arabe (quel arabe ?), en amazigh (quel amazigh ?) ? La langue du sondage a -t-elle été la même pour tous les sondés ? Le passage d'une langue à une autre est un facteur de risque dans le changement du sens et de l'interprétation de la question. A ce sujet, comment l'expression « relation sexuelle » a -t-elle été traduite en darija, voire en amazigh ? Comment l'expression « rapport sexuel » aurait-elle pu être traduite en arabe et en amazigh ? Toujours sur le plan méthodologique, s'entretenir sur la sexualité par téléphone au Maroc est problématique. Dans ce cas, l'anonymat ne protège que l'intervieweur. Celui-ci peut raconter n'importe quoi à l'interviewé et celui-ci n'a aucun moyen de vérifier ni l'identité de l'intervieweur ni la nature et les objectifs du sondage. L'interviewé se sait repéré, identifié, il est donc sur ses gardes, en situation de méfiance, surtout que la question traite du sujet sensible de la sexualité. Sa réponse à une question brève ne peut être que brève, et surtout convenue, présentant une bonne image (sociale) de soi. Enfin, on suppose qu'une question sur le pourquoi de la réponse a été posée. Et l'on s'étonne de la faiblesse de la motivation religieuse dans la justification du rejet des « relations sexuelles hors mariage entre adultes consentants ». Cette faiblesse n'est pas expliquée. De même, on ne sait pas pourquoi les sondés favorables à ces relations le sont ? Comment justifient-ils leur acceptation desdites relations ? Le silence du sondage sur cette réponse favorable est symptomatique. En un mot, toutes ces remarques attestant de la simplicité dudit sondage, voire de son simplisme et de sa naïveté. La sociologie marocaine de la sexualité de 1975 à aujourd'hui a été et reste une sociologie lourde, pénible et difficile : elle exige richesse théorique, vigilance épistémologique et rigueur méthodologique. Les Marocains dans leur majorité affirment être contre les relations sexuelles hors mariage d'après le sondage Sunergia/Economiste. Cela ne remet il pas en cause les luttes pour les libertés individuelles? Au contraire, la lutte pour les libertés sexuelles s'en trouve renforcée. Ce sondage n'a pas étudié l'explosion des pratiques sexuelles dites « illégales » et « anormales » au Maroc que nous avons identifiées tout au long de notre carrière universitaire de sociologue de la sexualité (et d'expert consultant). En effet, le sondage en question n'a posé aucune question sur les pratiques sexuelles des sondés. C'est là une autre lacune majeure de ce sondage . Pourquoi ce silence sur les pratiques sexuelles ? Pourquoi ce silence sur la « transition sexuelle » au Maroc, cette deuxième phase de notre théorie qui porte le même nom, deuxième phase caractérisée par le retard des normes/attitudes sexuelles islamo-patriarcales répressives par rapport à un fait sexuel (fréquenciellement) explosif ? Le sondage s'est contenté d'une seule question qui tente de mesurer l'attitude à l'égard des relations sexuelles hors-mariage consenties entre adultes, sans les définir et sans les délimiter. Ce choix de rester silencieux sur les pratiques sexuelles sert à débouter les défenseurs des libertés sexuelles et à légitimer le maintien de la pénalisation. Le sondage dit implicitement que le pouvoir a raison de ne pas dépénaliser les rapports sexuels définis comme non légaux par la loi parce que la population marocaine est dans sa majorité contre la dépénalisation. Les défenseurs des libertés sexuelles auraient donc tort, selon le sondage, de revendiquer la suppression des articles 489, 490 et 491 du code pénal. Or ces défenseurs, intellectuels et société civile, savent depuis longtemps grâce à la sociologie marocaine de la sexualité que les Marocains en général sont contre la dépénalisation. Cela ne les a pas empêchés de revendiquer la dépénalisation. Le sondage vient à point nommé en aide au pouvoir après la revivification des revendications libertaires suite à l'affaire de Hajar Raissouni. Derrière ce sondage se tapit donc une motivation et une intentionnalité politiques suspectes. En effet, établir de manière statistique une attitude antisexuelle dominante de la part d'une presse privée et d'un organisme de sondage privé connus pour leur libéralisme donne apparemment plus d'objectivité à l'argument de l'anti-dépénalisation. Car si cet argument venait d'une source conservatrice et/ou islamiste, il serait moins crédible. Par conséquent, on est en droit de s'interroger sur l'identité du commanditaire politique libéral tapi derrière ce sondage sexuellement antilibéral? Le sondage est-il révélateur du conservatisme de la société marocaine ou de la «schizophrénie des Marocains» ? Le sondage ne fait que défoncer des portes ouvertes, il confirme ce que l'on sait déjà. Il médiatise un conservatisme sexuel au niveau du discours sur la sexualité. Conservatisme qui constitue un déni de la réalité, une volonté de ne pas voir, de ne pas reconnaître, de ne pas se reconnaître dans ses pratiques sexuelles. Il ne s'agit pas là de « schizophrénie » parce que le Marocain est parfaitement conscient de ses contradictions sexuelles, de la rupture volontaire, consciente et maîtrisée qu'il exerce entre son dire sexuel et son faire sexuel. Il est loin d'être schizophrène, celui-ci n'est pas maître de son dédoublement de personnalité, de la dualité entre l'état de « normalité » et l'état de crise (délires et hallucinations). Les grossesses involontaires, les IVG clandestines, les morts maternelles suite à des IVG clandestines, les mères célibataires involontaires, les enfants abandonnés et de rue sont dus à une sexualité « illégale » volée, dite sale, insatisfaisante par conséquent. Son vécu négatif pousse à la condamner, à la rejeter, d'autant plus qu'elle a également des conséquences sociales dramatiques. La prévention consiste à rendre légal le droit à une sexualité consentie entre adultes afin d'éviter toutes ces pathologies sociales. Et afin d'éviter également toutes la frustration sexuelle qui joue elle aussi un rôle dans la radicalisation et le terrorisme islamistes, comme nous l'avons démontré en 1995, en 2003 et en 2017. C'est la reconnaissance des libertés sexuelles et la promotion de l'éducation sexuelle compréhensive qui servent les intérêts stratégiques du Maroc, et qui doivent par conséquent faire partie d'un nouveau modèle de développement, voire d'un nouveau contrat social. L'intérêt supérieur de la nation doit l'emporter sur une opinion conservatrice et hypocrite d'une population mal aimée, mal informée, mal éduquée, mal gouvernée, mal analysante et mal jugeante, une population manipulée à travers le mal interroger machiavélique dudit sondage par exemple. Peut-on parler d'une ambiguïté du système des valeurs au Maroc ? Oui dans le sens où ce système de valeurs est en crise, en situation transitionnelle aussi. En d'autres termes, le Marocain n'arrive plus à respecter la morale sexuelle islamique dans ses pratiques sexuelles sans pouvoir se comporter selon les normes d'une morale sexuelle civile et citoyenne. La morale islamique est transgressée de manière structurelle et collective. Dans certains cas, elle est contournée grâce à une interprétation laxiste des lois islamiques. Par exemple, certains donnent une légalité islamique à une relation sexuelle illégale en l'appelant mariage par lecture de la « fatiha ». D'autres confèrent cette légalité à un rapport sexuel illégal en l'appelant « mariage de plaisir ». Ce sont là des bricolages qui relèvent d'un islamisme sexuel en acte ou latent. Cette volonté de moraliser des relations et/ou rapports sexuels illégaux/immoraux aux yeux de la morale islamique orthodoxe dominante traduit un mal être, une errance. Comment être d'accord avec ses pratiques sexuelles illégales au cas où on arrive à en avoir, tel est l'enjeu. Mais certains condamnent ces pratiques sexuelles illégales parce qu'ils n'arrivent pas justement à les avoir. Derrière le rejet et la condamnation se trouve aussi une misère sexuelle insoutenable, gérée et compensée par un moralisme intégriste. Et comme je l'ai dit plus haut, l'inefficience des valeurs sexuelles islamiques dans la vie sexuelle pratique du croyant n'est pas remplacée par une morale civile qui sécularise la sexualité et qui y voit un droit et une liberté. Donc soit une morale islamique répressive sans sexualité illégale, soit une sexualité illégale sans morale civile permissive, tel est le dilemme, tel est le piège dans lequel le Marocain est pris. D'où une errance morale entre, d'une part, une perte pratique des valeurs sexuelles islamiques avec un attachement discursif idéologique à ces valeurs, d'autre part, une non-conquête des valeurs sexuelles civiles et civiques de la modernité sexuelle accompagnée d'une mise en pratique non assumée de ces valeurs. Le système des valeurs des Marocains est donc une synthèse inconfortable entre deux systèmes contradictoires amputés, un entre-deux entre deux systèmes amputés. C'est un système de valeurs hybride, issu d'un système politique lui-même hybride qui est à la fois un système religieux sans être théocratique et un système moderne sans être séculier. Et cette hybridité morale et politique est un choix structurel qui empêche de trancher, de choisir… Elle exprime une transition sexuelle dure et durable, à l'image de la transition démocratique, elle aussi dure et durable. Et c'est cette dureté-durabilité de la transition démocratique qui empêche le Marocain d'entrer dans la troisième phase de notre théorie de la transition sexuelle, à savoir cette phase où normes, lois et pratiques sexuelles sont toutes sécularisées. C'est la sécularisation qui mettra fin au déchirement sexuel du Marocain entre des normes sexuelles non assumées et des pratiques sexuelles non assumées.