Avec cette inévitable simplicité due à l'absence de la recherche scientifique au Maroc, on peut néanmoins penser, déduire, dire et conclure que la société marocaine est conservatrice, l'Etat omnipotent et les partis politiques divisés en deux camps : les vertueux contre les pourris, les réformateurs contre les corrompus. Mais en réalité, la société est plus complexe, bien plus complexe, et cette complexité émane d'une sorte de schizophrénie que nous connaissons en tant qu'individus et qui se prolonge dans des comportements très difficilement compréhensibles. Pour sa part, l'Etat est traversé par plusieurs courants, le spectre allant de l'autoritaire réactionnaire à l'adepte de la transition démocratique. Quant aux partis, ils ne peuvent être réduits à des démons ou des anges en cela que dans chacun on trouve le bon grain et l'ivraie, le Bon et le Mauvais ; ceux qui tombent dans le piège manichéen sont les puristes, les angéliques, de sorte que quand un adhérent d'un parti cède à une faiblesse humaine, c'est tout son parti qui en pâtit, ce qui ne devrait pas arriver si on savait relativiser. C'est pour cela que j'estime que parler d'une troisième voie au Maroc est une chose très discutable car elle entérine l'idée que ce qui est par essence évolutif est figé. Cela signifie que la compétition actuelle entre le PAM et le PJD n'est pas chose définitive, pas plus que leur opposition en termes de conservateur et de moderniste, de démocrate et d'autoritaire/absolutiste n'est constructive. En effet, la droite conservatrice est aussi le fait de l'Istiqlal, de même que le modernisme quasi officiel est porté par le RNI. Quant à la gauche, elle est tiraillée entre un parti du Progrès qui a troqué le socialisme après 18 ans au gouvernement par un maâqoul (sérieux) visible grâce à la Lanterne de Benkirane, et une Union socialiste qui a renoncé au socialisme elle aussi, après 13 ans au pouvoir et qui a embarqué dans le Tracteur du PAM. Alors, peut-on considérer que Parti du socialisme unifié représente vraiment une troisième voie ? Entre quoi et qui ? Ceux qui ont adressé ce qu'on a appelé la lettre des intellectuels et des militants à Mme Nabila Mounib entrevoient dans le long et moyen terme l'émergence d'un véritable parti démocrate, une formation qui croirait réellement en la séparation des pouvoirs, en la démocratie parlementaire, en une économie dépouillée de toute forme de rente… mai les auteurs de la lettre voient l'avenir à travers le prisme de la situation actuelle, condamnée à régresser. En effet, les résultats des élections du 7 octobre ne pourront que changer la polarisation d'aujourd'hui, de même qu'ils bousculeront les alliances qui dominent… Et donc, de fait, les trois partis de création récente qui forment la Fédération, qui croient en la participation et qui estiment qu'ils sont les plus démocratiques et les plus modernes, dans les faits et dans les actes, ne seront que la partie d'un tout et non une troisième voie entre les deux qui existent actuellement et qui sont toutes les deux amères. Et si les anciennes figures de cette Fédération se sont dissimulées aux regards, comme Mohamed Sassi, les nouveaux visages comme ceux de Nabila Mounib et Omar Balafrej sont en pleine lumière et reflètent une image tout à fait différente de celle que donnait la crispation idéologique et politique terne d'antan. Cependant, la personnalisation ne doit pas aller plus loin car la lettre est adressée à Nabila Mounib sans qu'elle n'en soit particulièrement concernée, du moins pas plus que la Fédération de Gauche, et l'émergence d'une star politique au sein de cette Fédération sont de nature à créer des remous au sein d'une organisation qui affiche une fragilité de la cohésion entre ses membres car il n'est pas dans la culture de militants convaincus que l'Etat est un mal (jusqu'à preuve du contraire) d'installer l'idée de « starisation » et de la bénédiction du Maroc officiel. L'étrange et complexe société marocaine n'est en réalité pas conservatrice du tout, ainsi que nous conduisent à le constater la rue et l'espace public, les lieux de divertissement et les écoles privées où les centaines de milliers de jeunes de la classe moyenne ne s'expriment qu'en français, en plus des valeurs et de tout le reste… Les électeurs qui votent aujourd'hui PJD étaient moins ouverts dans les années 80 et 90 ; ils accordaient leurs suffrages alors à l'USFP. En septembre 2015, cette classe moyenne urbaine a soutenu le PJD, elle qui est plutôt supposée accorder ses voix à l'USFP, au PSU ou au PAM. Un tel comportement électoral requiert une lecture scientifique qui n'existe pas, et si elle existait, elle ne serait pas utilisée, et si d'aventure elle l'était, cela ne servirait pas à grand-chose. Cette nouvelle gauche est représentative d'une élite propre et saine, mais qui reste – forcément – élitiste et aussi, à son insu, quelque peu hautaine. Elle a une profonde conviction des masses populaires, mais ne dispose pas de discours en direction de ces mêmes masses populaires… mais je ne sais pas si le défaut incombe à cette élite ou au peuple. Il est vrai que les instruments de la démocratie au Maroc posent problème et sont discutables, et il faut dire que notre histoire récente faite de plomb a cassé les reins à toutes et à tous. Mais le problème est aussi dans notre société dans son écrasante majorité, qui ne vote pas et qui réduit ses valeurs à un paquet de récriminations qui conduisent et justifient la désaffection, en s'appuyant sur le manque de confiance. L'ambiance générale, donc, est à la désillusion mais, comme nous l'avons déjà dit, l'espoir, même faible, est mille fois meilleur que le désespoir, quelle que soit son ampleur. Il reste cette question, finale et existentielle : est-ce l'élite qui mènera la société à se réconcilier avec elle-même, à se réveiller et se redresser, et à mettre fin à son autodestruction, ou est-ce la société qui distinguera l'avant-garde politique qui changera les équilibres actuels ? That's the question.