Jeudi, premier jour du ramadan. La famille est réunie autour du repas. Le père est à la mosquée pour la prière du Maghrib. La mère et quelques frères prient à la maison. Les autres, petits et grands, gravitent autour de la table. Chacun sait qu'ils ne font pas leurs prières, mais personne ne s'en offusque ; des commentaires sont exprimés de temps à autre sur la question, mais cela ne dérange personne qu'ils ne prient pas. En revanche, les mêmes personnes, celles qui prient et les autres, n'acceptent que difficilement que l'un(e) d'eux ne jeûne pas. Pourquoi ? Parce que le fait de « faire » le ramadan a basculé De l'obligation religieuse qu'il a toujours été à la contrainte sociale qu'il est devenu. Vous pouvez ne pas prier, mais vous devez jeûner, ou du moins ne pas manger au su et au vu de tous… sachant que dans le Livre Saint lui-même, le fait de ne pas jeûner n'expose pas son auteur à la lapidation, à la mort ou à la prison. La société serait-elle donc devenue plus sévère que le Coran ? Notre ministre de la Justice et des Libertés sait-il que le Coran ne punit pas le non-jeûneur de privation de liberté ? Chacun de nous a dans son entourage des gens qui jeûnent en dehors du ramadan, un nombre de jours d'importance variable, par besoin de piété ou par souci de rédemption. L'écrasante majorité des femmes rendent, après la fin du mois de ramadan, les jours non jeûnés en raison de leurs menstrues. Ces personnes qui jeûnent hors ramadan ne sont nullement dérangées par toutes les autres qui se sustentent à longueur de journée. Pourquoi l'être alors durant le ramadan, quand certains ne jeûnent pas ? Cela ne signifie-t-il pas, en creux, que notre malaise face à ceux qui s'alimentent pendant le mois du jeûne relève d'une volonté d'affirmer une unité confessionnelle de la population, de même que d'une négation du droit à la différence, bien plus que d'un désir de respect d'un rituel religieux ? Pourquoi aussi, et uniquement durant le ramadan, on considèrer le fait que quelqu'un ne jeûne pas est un manque de respect pour nous ? Nos convictions seraient-elles donc si fragiles, si précaires ? Quand on vous dit de vous cacher pour manger pendant le mois sacré, quand on vous impose de vous dissimuler aux regards des autres, cela ne suggère-t-il pas en réalité qu'il faut craindre les mortels et non Dieu, omniscient et qui voit tout ? Et quid des musulmans dans les pays aux sociétés minoritairement musulmanes ? Le croyant qui jeûne au Portugal, en Inde ou en Finlande le fait tout naturellement, mais il est heurté quand, de retour chez lui, au Maroc, il avise des gens qui ne jeûnent pas. En fait, ce qui nous dérange est qu'une personne mange et boive en notre présence, alors qu'elle est supposée nous ressembler et donc adopter le même comportement que nous… Si nous méditions un peu sur ces questions, nous nous apercevrions que tout cela se réduit à une volonté de domination de la majorité, bien plus qu'à une véritable conviction religieuse. Or, il est impossible d'imposer une pratique de la religion à la force du glaive et par la contrainte de la loi. Dans ce cas, pourquoi ne pas jeter en prison celles et ceux qui ne prient pas ? Quand l'appel du muezzin retentit dans la cité pour l'une des cinq prières de la journée, et que des milliers de citoyens déambulent dans les rues, pourquoi notre foi n'est-elle pas ébranlée ? Pour quelle raison cette même foi n'est-elle pas malmenée quand un groupe de gens est installé quelque part, que l'heure de la prière sonne et que personne ne va prier, à l'exception de quelques-uns, ou même d'un seul ? La prière n'est-elle donc pas une obligation religieuse, comme le jeûne ? La prière n'est-elle pas un pilier de la religion ? Comment et pourquoi les fois restent-elles intactes devant ces milliers de musulmans qui ne prient pas ? Alors, soit on renonce à la criminalisation du fait de ne pas jeûner, soit on criminalise, aussi, celui de ne pas prier. La religion est une et la loi, si elle doit être fondée sur le respect de la religion, doit également être une. On ne saurait maintenir deux logiques différentes pour deux obligations religieuses. Considérons donc, calmement si possible, nos comportements… Nous nous offusquons à la vue de quelqu'un qui mange pendant le ramadan, mais nous ne sommes pas scandalisés de voir tous ces gens qui n'ont pas quoi et de quoi manger les autres mois de l'année… Nous vitupérons contre une personne qui n'observe pas le jeûne mais nous estimons tout à fait ordinaire le spectacle d'une autre qui jeûne mais qui nous fait supporter son humeur, subir sa langueur et pâtir de sa fureur (sachant pourtant que le principe du jeûne est précisément d'éviter ces travers)… Un non-jeûneur nous perturbe mais personne ne constate ni ne conteste cette débauche de consommation qui est – abusivement – la nôtre durant le ramadan… La richesse des victuailles qui s'accumulent sur nos tables le soir nous met-elle réellement en empathie avec la détresse des pauvres qui, eux, n'ont jamais vu telle abondance et encore moins fait bombance, durant le ramadan ou non ? En un mot, nos pratiques durant ce mois relèvent-elles de la spiritualité sensée accompagner le jeûne ou, à l'inverse, nous contentons-nous de nous priver de nourriture et d'eau ? Alphonse de Lamartine s'interrogeait au 19ème siècle : « Sans la liberté, que serait la vertu ? »… Dans ce sens, la pratique religieuse perd sa véritable valeur quand elle est contrainte, imposée. Prendrons-nous, un jour, conscience de cela ?