Mohamed Kouam était de ces êtres rares, qui creusent avec patience leurs sillons loin des projecteurs, les ensemencent avec efficience de graines de connaissance et lèguent leurs jardins de sagesse aux générations futures. Un cultivateur des savoirs fertiles, économe des discours inutiles, imperméable aux gratifications futiles, qui n'avait d'autre conviction que sa foi profonde dans l'intelligence humaine. Derrière la rigueur du scientifique, le pédagogue soucieux de l'épanouissement intellectuel de ses étudiants, derrière le président d'université, l'anthropologue attentif aux véritables attentes de la société civile, derrière le directeur de la Fondation Maison du Maroc, le promoteur de la renaissance culturelle de la vieille institution parisienne, tombée dans la somnolence des gestions routinières. L'homme du devoir se voyait, dans ses missions d'intérêt général, comme une modeste lanterne éclairant les chemins entrouverts. La démocratisation qualitative de la culture était sa constante andragogie, l'analyse projective son inaltérable méthodologie. Nous partageâmes le bonheur de réaliser deux événements d'arts plastiques, il en était l'ordonnateur, j'en étais le directeur artistique. De nos longues conversations, nous sortions mutuellement enrichis. Sous l'exquise politesse, la sobre élégance, la désarmante gentillesse, je découvris progressivement le dialecticien connecteur de contradictions fécondatrices, le maïeuticien accoucheur d'idées novatrices, le praticien concrétiseur de visions germinatrices. Son approche clarificatrice démêlait avec la même souplesse les dossiers volumineux et les sujets épineux. Il avait l'art de conjuguer les contraires, d'explorer les solutions inventives pour résorber les antagonismes, de ménager les susceptibilités idéologiques sans jamais renoncer à son exigence éthique. Il naviguait entre stimulante complexité du réel et vitalisante diversité des possibles. Nous parlions des mutations civilisationnelles impulsées par la Révolution numérique, des transformations sociétales induites par les nouvelles technologies, des implications philosophiques des performances génétiques, du décalage entre les méthodes éducatives traumatogènes et leurs environnements sociaux allergènes, de l'obsolescence des modélisations technocratiques sans d'autre finalité que leur fonctionnalisme stérilisateur, de l'impérieuse nécessité d'une pensée créatrice, qui relève les formidables défis des temps présents. L'humaniste évoquait volontiers, en privé, l'inconsolable remords d'Albert Einstein d'avoir révélé les secrets de l'atome, et le cauchemardesque parallélisme entre fanatisme religieux et scientisme ravageur. La sentence irréfutable de François Rabelais, «Science sans conscience n'est que ruine de l'âme», était sa ligne de conduite. L'exposition «Femmes-vibrations» d'Elisabeth Bouillot-Saha n'était pas évidente, tant par sa thématique invoquant les déesses-mères des origines, remémorant les sociétés matriarcales sans conflits et sans guerres, que par son esthétique déclinant dans leur nudité allégorique, des archétypes féminins délivrés de toute entrave, dans un établissement officiel traversé par les luttes intestines des fondamentalistes et des modernistes. Mohamed Kouam fit preuve d'une liberté de décision transcendant, avec délicatesse, les affrontements idéologiques, désarmant par anticipation les polémiques improductives, plaçant la raison, créative de l'art, au dessus de la politique restrictive de la raison. Il eut le même courage pour offrir sa vitrine parisienne à deux artistes marocaines transgressives, Souad Byad et Samira Aït El Maalam, activistes inspirées des droits humains, indomptables batailleuses du féminisme dans une société hantée par les voiles de l'ignorantisme. Deux plasticiennes surdouées bravant, sur leurs toiles subversives, la censure morale et les réactions viscérales, dénonçant, sans ménagement, les traditions fossilifères, les tabous plombifères, les interdits mortifères. Le rationalisme organisationnel de Mohamed Kouam s'accompagnait toujours d'une indéfectible ouverture d'esprit. Il ouvrait sans cesse les vannes émancipatrices de la liberté de création, de la liberté d'expression, de la liberté d'expérimentation. L'ingénieur, matérialisateur de l'imaginaire, est un utopiste par définition, concepteur de projets improbables dans le scepticisme ordinaire, réalisateur de prouesses inimaginables dans l'admiration processionnaire. Victor Hugo ne disait-il pas : «Les utopies d'aujourd'hui sont les réalités de demain» ? Depuis l'âge de pierre, la culture s'immerge dans l'invention, l'invention du sens dans le nihilisme chaotique, l'invention de la liberté dans le messianisme apocalyptique, l'invention de la dignité dans l'obscurantisme despotique. Il n'est d'humaine humanité que dans la culture. Un homme de qualité s'en va, son héritage demeure.