Je reprends ici un de mes vieux textes publié le 15-16 septembre 2007 dans le quotidien « Le Matin » dont j'étais le directeur de la Rédaction dans une rubrique hebdomadaire que j'avais créée et rédigeais chaque fin de semaine qui s'appelait « Au fil de la Semaine ». Ce texte s'intitulait « Ramadan, ma mère », que je vous propose de lire. C'est une ambiance feutrée et étrange à la fois. Inaltérée à la limite, toutes saisons confondues. Or, l'hiver long et éternel comme la nuit, une lourde neige enveloppait de son blanc manteau les ruelles, ensevelies et ployées sous les combles. La petite cuisine de fortune, « al Kouchina » exhalait un parfum que l'on retrouve chaque année à la même époque au mois de Ramadan. Le coriandre et le coulis de tomates nous offraient l'avant-goût de la succulente « harira » qui se préparait . Les effluves fumants, dégagés d'un feu de bois consumé à grande cadence, envahissaient – rude hiver oblige – aussi bien la pièce que le reste de la maison. Il n'est pas jusqu'au toit dallé, dont une partie abritait sous une bâche drue des tonnes de bois bien coupé, cèdre et oukoumé ( karrouche) qui n'ait absorbé l'indolente texture de ce que notre maman mitonnait, engoncée dans son silence.. On plongeait dans les profondeurs de sa cuisine, ces voluptueuses fumées à quelques encablures, de retour du lycée Tarik Ibn Zyad – de son nom mythique Collège berbère d'Azrou -, alors que l'approche de la nuit, ce crépuscule timide de l'hiver coupaient déjà le jour d'un trait vers les dix-sept heures, nous emmitouflait dans ses mystères. Plus tard, en Europe, à Lille, à Hambourg, à Paris, là où je crus avoir installé mes pénates, la nostalgie pénétrante de tels instants – laissés derrière moi – nous enveloppait dans une sorte de vertige incandescent. Le béton, les tours luxuriantes, les buildings avaient tôt fait de rendre nos rêves mutilés et brisés. A Azrou, cependant, le rituel ne changeait pas, jamais, il était resté le même. Et Lalla Chrif, puisqu'il s'agit d'elle, puisque c'est ma mère, courbée à la tache comme à son destin s'échinait dans cet inconfort quotidien pour nous rendre le mois sacré un peu moins dur et plus supportable. Personnage quelque peu bourru mais fantasque, menuisier de son état , reconnu , livresque à ses heures et admirablement respecté pour son entregent et son urbanité, Moulay Ali, mon père , avait ses habitudes, des goûts de bon vivant – disons d'Epicurien – qui le mettaient hors temps et même hors siècle parce que sa tradition à lui fut franchement de tout « claquer » en un jour. Comme ma mère, aussi, qui en concevait de la tourmente sur ce principe de ne pas pouvoir se soucier du lendemain qui la faisait busquer. Et le Ramadan, comme une pièce de théâtre de l'envers, déroulait son rituel contradictoire où la vie, réduite à la foi, alternant aussi délectation enchanteresse et endurance vertueuse. J'en mesurerais plus tard, en Europe non sans une pointe de nostalgie, le poids et la force surtout, intellectuellement en l'occurrence : en 1974, exactement à Paris, alors que je me préparais à soutenir mon Mémoire de fin d'études à l'Ecole supérieure de journalisme de Lille ( ESJ), je m'étais inscrit à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), devenue ensuite Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales ( EHESS), boulevard Raspail dans le séminaire de Jacques Berque, celui qui deviendra mon « maître », orientaliste, sociologue de l'Islam s'il en est dont je suivais chaque mardi l'enseignement dans une petite salle du Collège de France, rue des Ecoles. Il y avait entre autres Anouar Abdelmalek, réfugié égyptien, auteur du fameux livre « L'Egypte société militaire », Mohamed Benyahia, fidèle de Ben Barka et un certain Bani Sadr, qui sera plus tard... président de la République islamique d'Iran. Au Collège, sur le mur du petit bureau de Jacques Berque était accroché le portrait en noir et blanc de Louis Massignon dont il avait hérité la Chaire d'islamologie. Massignon, le « Maître » était un admirable érudit, auteur notamment du célèbre texte sur al-Hallaj. La même photo qui, onze ans plus tôt, avait attiré nos regards, mon ami Mohamed Malki et moi, au monastère de Tioumliline à Azrou, dans le bureau de Denis Martin, père supérieur et Prieur qui nous avait appris que Louis Massignon était un habitué du Centre bénédictin à la fin des années cinquante. Il était connu pour observer le jeûne au Ramadan avec les Musulmans. Sa passion pour le soufi Mansour al-Hallaj , brûlé en 922 à Bagdad était couronnée pour ainsi par la publication d'un monumental et poignant témoignage. Le Jeûne, le mois sacré de Ramadan, avait ouvert ses propres sentiers, glorieux et ardus à la fois. Sa force emplissait nos âmes. Il ouvrait pour nous une spiritualité que l'engagement de Massignon – et dans ses pas Jacques Berque – confortait et accentuait tout autant. Le symbole, le vecteur de cette posture où l'ascétisme reste le sol de notre pratique, c'était cette petite ville, résistante de tous les temps où l'histoire s'est jetée à plusieurs reprises par effraction, la plongeant dans l'abandon voire dans un incommensurable mépris. Notre Ramadan, agrémenté par la sollicitude de Lalla Chrif, venue un jour de Ksar Es-Souk ( Errachidia) , c'était aussi notre baptême de tous les jours, pour l'accès à une vie de partage, de souffrance même sous le signe d'un stoïcisme réinventé – donc des philosophes de l'Antiquité – mais à l'ombre d'un Massignon dont le regard de converti, la passion pour un Islam des Lumières, élevé constamment au haut des vertus, fédérateur des cœurs, nous donnaient l'exemple et nous éloignaient autant que faire se peut des tentations sirupeuses en tout genre...