Le stress hydrique qui frappe le Maroc ouvre toutes les spéculations quant à ses conséquences sur l'économie marocaine. Le Maroc, pays semi-aride, fait face à une situation de stress hydrique extrême, qui affecte la sécurité alimentaire, la stabilité sociale et la compétitivité économique. Ainsi, pour remédier à ces problématique, Mohamed Taoufik Adyel, Ex-Ingénieur Général et Conseiller de Ministres de l'Energie, des Mines, de l'Eau et de l'Environnement du Royaume du Maroc, Conseiller et Expert International en Energie, Eau, Environnement et Développement Durable, il est aussi membre de l'Académie française de l'Eau. Maroc diplomatique : Quelle est la situation de la crise hydrique au Maroc et quelles en sont les impacts sur l'économie marocaine ? Mohamed Taoufik Adyel : Selon l'Organisation Mondiale de la Santé, le stress hydrique est atteint dans un pays lorsque la consommation en eau est inférieure à 1700 m3/hab/an et la pénurie d'eau est atteinte lorsque la consommation est inférieure à 1000 m3/hab/an Au Maroc, la consommation d'eau tend actuellement vers les 500 m3/hab/an et menace de chuter en-dessous de ce seuil de pénurie à l'horizon 2030. Cette situation est aggravée par plusieurs vulnérabilités : apports en eau sont très irréguliers dans le temps ; 50 % des eaux conventionnelles sont de mauvaise qualité ; Grande disparité territoriale : Plus de la moitié des ressources en eau de surface sont concentrées dans les bassins du nord et du Sebou couvrant près de 7% du territoire national ; Surexploitation des nappes souterraines ; Faible recours aux eaux non conventionnelles ; Grand gaspillage dû aux faibles rendements de certaines installations. Les causes de cette crise sont multiples : Tout d'abord, le changement climatique a des conséquences considérables : Multiplication et aggravation des phénomènes extrêmes (sècheresses plus sévères et plus fréquentes – inondations) et réduction importante de la pluviométrie ; Oasis en déperdition (zones sensible) ; Disparition des lacs naturels Phénomènes d'érosion. D'autres causes ont également contribué à l'aggravation de cette crise : Le développement socio-économique ; L'évolution des habitudes de consommation, notamment alimentaires ; Le grand développement du tourisme qui exerce une forte pression sur les ressources naturelles ; L'urbanisation galopante (70% de citadins en 2030) qui a provoqué une détérioration environnementale grandissante La prépondérance du secteur agricole dans la consommation d'eau (l'irrigation absorbe 87% des ressources en eau) l'expose fortement au risque de la pénurie de l'eau (sécurité alimentaire, offre en produits alimentaires et balance commerciale agricole) avec des effets d'entrainement sur les performances des autres secteurs (agro-industrie, commerce, transport, secteur manufacturier et services, ...) et des impacts sur l'économie dans son ensemble (croissance ; emploi) et des impacts sur la migration climatique et l'exode rural. Quelles sont les mesures de riposte envisagées par les pouvoirs publics pour faire face à la crise hydrique ? Quelle est votre regard et quelles sont vos recommandations à cet égard ? Dans ce contexte et pour accompagner le développement du pays, le Maroc s'est engagé depuis longtemps dans la voie de la maîtrise des ressources en eau à travers la réalisation d'une importante infrastructure hydraulique permettant : le développement de l'irrigation à grande échelle ; l'approvisionnement en eau potable des populations ; la satisfaction des besoins en eau industriels et touristiques ; la contribution à la protection contre les inondations ; la production hydroélectrique ; et l'aménagement des bassins versants pour la conservation des sols et la lutte contre l'érosion hydrique. Le Maroc a réussi à bâtir un modèle propre efficient de gestion de l'eau, cité en exemple à l'échelle internationale : réalisation de grands barrages et des ouvrages de transfert d'eau ; développement des compétences techniques et de recherche appliquée ; planification à long terme ; cadre législatif, réglementaire et institutionnel, notamment la Loi 10-95, permettant une gestion intégrée, participative et décentralisée des ressources en eau par des agences de bassins hydrauliques ; et mécanismes financiers de protection et de préservation des ressources en eau. Toutefois, le secteur de l'eau est resté confronté à des défis liés principalement à : la raréfaction des ressources en eau sous l'effet des changements climatiques ; la surexploitation des ressources en eau souterraine ; la détérioration de la qualité des ressources en eau à cause du retard dans l'assainissement et l'épuration des eaux usées. Bénéficiant d'une vague d'élaboration de stratégies sectorielles, le secteur de l'eau s'est vu décerner une nouvelle stratégie en 2009, à l'instar d'autres secteurs : Energie ; Tourisme ; Maroc Vert ; Industrie ; etc. Cette stratégie innovante, intégrée et ambitieuse s'est articulée autour des principaux axes suivants : Gestion volontariste de la demande, notamment pour l'irrigation ; Développement de l'accès à l'eau potable et à l'assainissement ; généralisation du traitement et de la réutilisation de l'eau ; Protection et reconstitution des stocks souterrains ; protection des systèmes lacustres ; Mobilisation novatrice des ressources en eau, notamment par le dessalement de l'eau de mer et les transferts interbassins ; Modernisation de l'Administration et renforcement des compétences des RH ; financement public et privé plus ambitieux ; Adaptation ciblée du cadre juridique et de gouvernance. Par les actions et mesures qu'elle préconisait, cette stratégie devait impacter positivement le bilan hydraulique du pays en permettant de transformer un déficit prévisionnel de 3.5 Md m3/an à l'horizon 2030 en un excédent prévisionnel de 1.1 Md m3/an à cet horizon. La ventilation des gains prévus par cette stratégie étaient les suivants : Economie d'eau en irrigation : 2 Md m3/an ; Les barrages : 1.7 Md m3/an ; Dessalement et déminéralisation : 400 Mm3/an ; Amélioration du rendement des adductions (barrages-périmètres d'irrigation) : 400 Mm3/an ; Economie d'eau potable : 100 Mm3/an. Afin de mettre en œuvre cette stratégie, un Plan National de l'Eau à l'horizon 2050 a été élaboré, ainsi que des Plans Directeurs d'Aménagement Intégré des Ressources en Eau (PDAIRES des Agences de Bassin Hydrauliques). Ces plans se sont additionnés au Programme National d'Economie d'eau en Irrigation. Mais devant l'aggravation de la situation, un Programme National pour l'Approvisionnement en Eau Potable et d'irrigation pour la période 2020-2027 sur instructions de Sa Majesté le Roi, Que Dieu L'assiste, correspondant à un investissement prévisionnel de 143 Md DH. Les actions en cours de réalisation dans le cadre de ce Programme sont les suivantes : * Au niveau de la demande: reconversion à l'irrigation localisée : 50.000 ha/an ; Amélioration des rendements des réseaux d'adductions vers les périmètres irrigués ; Amélioration de l'efficience de l'irrigation avec augmentation de la valorisation de l'eau à travers l'introduction de cultures à haute valeur ajoutée ; Amélioration du rendement des réseaux de distribution des villes et des centres urbains 80% comme moyenne nationale ; * Au niveau du développement de l'offre Mobilisation des eaux conventionnelles : * Poursuite de l'équipement en barrages Le Maroc dispose actuellement de 153 grands barrages et 141 barrages petits et moyens (capacité totale de stockage : 20 Md m3. La capacité actuelle de l'ensemble des retenues s'établissait à 3,74 Md m3 au 22/1/2024 soit un taux de remplissage de 23,2%, Contre 31,7 % à la même date de l'an dernier. * Projets de transfert des bassins excédentaires vers les bassins déficitaires L'année 2023 a été marquée par la réalisation de l'interconnexion de 67 km reliant le bassin de Sebou et le barrage Sidi Med benabdallah du bassin du Bouregreg pour un coût de 6 milliards de dirhams pour alimentation des villes de Rabat et Casablanca (400 Mm3 /an). D'autres projets sont en cours de réalisation, notamment pour l'alimentation de la ville de Tanger. * Mise en œuvre de Contrats de nappes pour la gestion et la préservation des eaux souterraines. Mobilisation des eaux non conventionnelles * Dessalement de l'eau de mer et des eaux saumâtres * unités de dessalement sont actuellement opérationnelles, notamment dans les provinces du Sud, à Agadir, Safi et Jorf Lasfar. 6 autres projets sont en cours de réalisation, notamment à Casablanca et Nador (135 M m3/an). L'objectif visé s'établit à 1,4 Md m3/an en 2030 (contre 192 M m3/an actuellement). * Traitement et réutilisation des eaux, notamment pour les besoins d'arrosage des golfs et des espaces verts et dans l'irrigation des cultures qui s'y apprêtent. Les projets en cours de réalisation dans plusieurs villes visent la mobilisation de 100 Mm3/an d'eaux épurées et réutilisées à l'horizon 2027. * Au niveau de la gouvernance du secteur de l'Eau Le secteur de l'eau est un secteur transversal avec lequel plusieurs secteurs interagissent * La Commission Interministérielle de l'Eau Les défis et enjeux du secteur de l'eau ont des impacts sur plusieurs secteurs, notamment l'agriculture, l'industrie, l'habitat, le tourisme, la santé, l'énergie et l'environnement. Ils nécessitent une prise en charge politique transversale. En conséquence, la mobilisation accrue de l'ensemble des acteurs autour des défis de l'eau est impérative afin d'adopter une vision politique d'envergure. Afin de tenir compte de cette transversalité et opérer les arbitrages requis entre les investissements des différents départements concernés, une Commission interministérielle de l'Eau avait été créée en 2007. Malheureusement, depuis sa création, la CIE ne se réunit pas de façon régulière. * Le Conseil Supérieur de l'Eau et du Climat est une instance de consultation, de concertation et d'orientation. Depuis sa création, le CSEC a tenu ses réunions en : 1981, 1987 1988 19891990 1992 1993 1994 et enfin en 2001. * Le Nexus Eau-Energie-Climat-Alimentation La tendance mondiale actuelle montre que de plus en plus la planification et la gestion des ressources en eau sont considérées dans le cadre d'une approche intégrée impliquant les secteurs concernés qui sont : l'énergie, Climat et l'Alimentation. Des travaux sont menés actuellement au niveau Méditerranéen selon cette approche intégrée. Avant de terminer, je voudrais formuler quelques recommandations à caractère stratégiques pour un développement durable du secteur de l'eau au Maroc. Afin de faire face à la crise de l'eau au Maroc, les Pouvoirs publics et l'ensemble des acteurs concernés devraient adopter une stratégie d'action volontariste et intégrée autour des principaux axes suivants : Au niveau de la gouvernance du secteur * Améliorer la gouvernance aux niveaux national et territorial ; * Promouvoir l'efficience et l'autofinancement des opérateurs * Promouvoir une participation effective de l'ensemble des acteurs concernés par une gestion intégrée et optimisée des ressources en eau * Renforcer le rôle de la Commission Interministérielle de l'Eau, pour la coordination et la validation des grandes orientations et engagements de planification et de dépense sectorielle. * Veiller à la tenue régulière des sessions du Conseil Supérieur de l'Eau et du Climat * Tenir un débat national sur l'eau * Prendre en considérations les différentes interactions du Nexus Eau, Energie, Climat, Environnement, Alimentation. Au niveau financier * Veiller à un ajustement de la tarification de l'eau reflétant la rareté de l'eau et le coût réel de sa mobilisation et distribution * Recourir à des financements adaptés et novateurs des investissements dans les infrastructures (PPP ; opportunités de la finance verte pour les projets de mobilisation des ressources non conventionnelles * Améliorer les conditions de financement du secteur ; * Renforcer la régulation sectorielle pour mieux mesurer la performance des opérateurs publics et privés, et leurs capacités de financement, Au niveau du renforcement de la gestion de la demande et du développement de l'offre * Accélérer des actions et mesures de gestion et d'optimisation de la demande ; * Renforcer davantage les efforts en matière de généralisation des techniques économes en eau et le recours aux sources alternatives * Développe des cultures à forte valeur ajoutée. * Intensifier les programmes d'amélioration de l'efficience hydraulique aux niveaux du transport, de la distribution et à la parcelle afin de réduire le déficit hydrique par rapport aux besoins des cultures. * Renforcer les campagnes de sensibilisation sur la question de la rareté de l'eau auprès de l'ensemble des usagers * Accélérer les projets de mobilisation des ressources en eau L'ensemble de ces mesures devraient être entreprises sans délai et suffisamment à temps. Il convient de ne pas attendre l'accentuation de la crise pour réagir : la crise de l'eau est structurelle et non conjoncturelle et elle devrait s'aggraver davantage à l'avenir. La crise de l'eau est mondiale. Quel regard portez-vous sur la gouvernance mondiale du secteur de l'eau ? La région méditerranéenne détient la palme d'or du stress hydrique dans la mesure où les perspectives sont bien inquiétantes. Le stress hydrique va s'intensifier en Méditerranée du fait : d'un réchauffement climatique particulièrement élevé ; de la dégradation de la qualité des ressources en eau disponibles et de la hausse de la demande en eau, principalement dans les pays du Sud et de l'Est de la méditerranée ; des concurrences entre secteurs dont l'eau fait l'objet et des conflits potentiels qu'elle pourrait engendrer dans notre région. Les ressources en eau renouvelables seront insuffisantes pour satisfaire les besoins et on s'attend à ce que les quantités d'eau disponibles par habitant diminuent de moitié d'ici 2050. D'ailleurs, un bon nombre de pays du sud et de l'est de la méditerranée dépendent presque exclusivement des nappes souterraines et des technologies non traditionnelles telles que le dessalement et la réutilisation des eaux usées. Au niveau mondial, un individu sur trois n'a pas accès à une eau propre et l'eau polluée est très souvent rejetée sans traitement dans la nature. La réalisation de l'ODD6 « Eau et assainissement » requiert la multiplication par un facteur 4 du financement disponible pour le secteur de l'eau. Or, cet ODD6 est au centre des ODD : Sa réalisation est indispensable pour la réalisation d'au moins 8 autres ODD. Face à ce risque imminent de crise mondiale de l'eau, une prise de conscience générale et une volonté politique mondiale sont requises afin de changer de paradigme et de et l'ensemble de l'architecture de la Gouvernance mondiale de l'eau. A cet égard, il convient de signaler la lueur d'espoir de cette prise de conscience planétaire de la crise de l'eau que constitue la tenue en mars 2023 de concertations gouvernementales sous l'égide des Nations Unies New York. Il s'agit d'amplifier action mondiale pour l'eau et de rompre avec la vision sectorielle en silos dans la mesure où plus pertinent de considérer désormais le nexus : Eau ; Energie ; Climat ; Environnement et Alimentation. Afin de faire face à la crise mondiale de l'eau, plusieurs propositions sont avancées, notamment : l'adoption d'un Accord mondial sur l'Eau (à l'instar de l'accord de Paris sur le Climat) et la désignation d'un Envoyé Spécial des Nations – Unies pour l'Eau (comme pour le Climat), ainsi que l'adoption d'un Plan d'Action Mondial de l'Eau. Les concerta tirons se poursuivront lors du 5ème Forum Méditerranéen de l'Eau (Tunis ; 5-7 février 2024) destiné à élaborer la position méditerranéenne qui sera présentée lors du 10ème Forum Mondial de l'Eau (Bali, mai 2024). Ce Forum Mondial, à caractère consultatif, qui se tient tous les trois ans, verra la participation de l'ensemble des acteurs du secteur de l'eau à travers le monde, même s'il n'a pas un caractère gouvernemental. Il convient de signaler qu'en marge de ce Forum, comme lors des autres éditions du Forum, le Prix Hassan II de l'Eau sera décerné, en reconnaissance des efforts passés du Maroc dans la Gestion du secteur de l'Eau.