Le 18 décembre 1975, alors que l'ensemble du monde musulman célébrait Aïd al Adha, un drame inqualifiable, aussi soudain que violent, se déroulait sous nos yeux, et qui représente, à ce jour, l'une des pages les plus tragiques de l'histoire contemporaine du Royaume du Maroc. Cette tragédie socio-historique, une véritable « naqba » – pour reprendre l'expression du poète palestinien Mahmoud Darwich – a vu l'expulsion collective et manu militari, de plus de 350.000 marocains vivant en Algérie depuis des générations. Ils furent dépouillés, sans aucune forme de procès, de leurs biens et de leurs vies, pour être déportés à la frontière algéro-marocaine. Il s'agissait, pour le gouvernement du président Boumediene, d'exercer de violentes et impitoyables représailles contre des marocains ancrés dans cette terre maghrébine qui était la leur. Celle de leur naissance et de leur essor, dont ils étaient solidaires, dans le même combat contre le colonialisme et pour l'indépendance des pays frères. Cette brutale expulsion collective est en fait l'interface de la glorieuse et pacifique Marche verte. Elle est en ce sens une forfaiture historique, arbitraire et illégale, au regard du droit international, et représente une atteinte manifeste aux droits de l'Homme. A la veille de la commémoration solennelle de la Marche verte, le déni et l'oubli sont impossibles, face à un tel crime contre l'humanité. Il nous reste pour cela l'irrécusable devoir de mémoire, qui est un droit moral pour tous : perpétuel, inaliénable et imprescriptible. « Nous laissions sur le feu le dernier repas Du condamné sans procès Et celui frugal des enfants Qui attendaient la fête et non l'ogre de barbarie Nous fîmes carême le jour de la fête du sacrifice Pour conjurer la voracité des égorgeurs et sauver les dernières bêtes. Laissé au four banal le pain pétri Dans l'allégresse du partage Dans la beauté de la nigelle Et la sacralité de la fleur de sel. Laissée l'amertume des jours Au coin du feu de l'hérésie Et de la mémoire outragée. » (Hachemi Salhi, extrait de « La Conférence des oiseaux expulsés » – Récit illustré par Aziza Filali, Editions Babel com, Rabat, 2016. Traduction en arabe, 2019). Dans un silence de mort, le gouvernement algérien alla jusqu'à évacuer les enfants, élèves, collégiens, lycéens et étudiants d'origine marocaine, au sein même des établissements scolaires et universitaires, maisons sacrées du savoir et des lumières. Les témoignages rapportés par les victimes de cette expulsion donnent une chronologie des faits, à la mesure des exactions subies par les peuples spoliés de leur terre natale, au nombre desquels le peuple palestinien, et par tous les peuples du monde ayant enduré la douleur de l'exode. Aujourd'hui, comment entretenir la mémoire d'un tel évènement historique auprès de la nation marocaine ? Les éléments réunis de cette mémoire historique appellent un engagement significatif de l'Etat marocain dans sa pleine souveraineté nationale, notamment en termes de réparation et de justice, de plaidoyer international et d'inscription de cette tragédie au cœur de la mémoire historique populaire. La nécessaire justice transitionnelle Nous savons que cet engagement indéfectible a parfois tardé du fait de différentes contingences, parmi lesquelles une carence de dialogue entre les pays concernés, et de reconnaissance explicite par les initiateurs de cette tragédie. Dans ce sens, une ouverture est possible au travers de la justice transitionnelle, un processus opératoire porté par les institutions internationales et les organisations non gouvernementales, depuis une trentaine d'années, pour ouvrir le nécessaire dialogue, bâtir une réconciliation durable, et reconstruire la paix entre deux pays frères portés par une communauté de destins et une histoire commune des luttes pour les indépendances. La justice transitionnelle aurait pour vertu de donner – après une parenthèse de quarante-sept ans de piétinement – une voix, une visibilité et un statut aux victimes. Elle permettrait d'offrir à ces dernières un accès rapide à la justice, l'équité et la dignité qui leur sont dues, selon une démarche de réparation et d'apaisement. Nous rappelons qu'il aura fallu attendre avril 2010 pour qu'un organe des Nations Unies, le Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, reconnaisse la gravité et l'ampleur des dommages subis par les Marocains expulsés d'Algérie, et rende publiques ses observations finales. Le Comité onusien recommandait au gouvernement algérien « de prendre toutes les mesures nécessaires pour restituer les biens légitimes des travailleurs migrants marocains expulsés par le passé, ou de leur offrir une indemnisation juste et adéquate, conformément à l'article 15 de la Convention... et de prendre les mesures appropriées pour faciliter la réunification de ces travailleurs migrants marocains avec leur famille restée en Algérie ». (Observations finales sur l'Algérie, Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, 12ème session, 26-30 avril 2010). Force est de constater que cette première et significative manifestation internationale de reconnaissance du drame de l'expulsion collective des Marocains d'Algérie est restée lettre morte et n'a été suivie d'aucun effet. Une Maison de la Mémoire en partage Dans une perspective éthique et solidaire, la jeunesse marocaine est un destinataire de premier plan de cette page d'histoire du Maroc. Le travail mémoriel lui est dû, en tant que porteur d'un futur collectif et pour une prise de conscience partagée. A ce jour, nous donnons vie à cette tragédie par nos témoignages vivants et nos écrits circonstanciés – à retenir ceux de Fatiha Saïdi et Mohamed Moulay, et ceux de Mohammed Cherfaoui et Martina Partoes –, d'une grande importance mais qui nécessitent d'être renforcés par des canaux tout aussi larges que diversifiés, institutionnels, médiatiques, pédagogiques et éducatifs. Aux fins de construire un processus efficient de travail mémoriel, toutes les initiatives citoyennes sont requises, pour faire œuvre de vérité et d'éthique historiques. Elles doivent intervenir de manière complémentaire aux travaux d'écriture et de témoignages développés au cours des dernières années, notamment au sein de la communauté des Marocains résidant à l'étranger, enfants des victimes de cette vaste expulsion. Ces initiatives, dont le spectre doit être le plus large possible, peuvent relever des arts plastiques, du théâtre, du cinéma, de la musique, et de tous les supports audiovisuels et de communication à destination du grand public. Pour que cette mémoire trouve toute la place qui lui revient au sein de la société marocaine et de son histoire, un lieu matériel à forte valeur symbolique doit lui être dédié, porté par la Capitale du Royaume. Un lieu public sous la forme d'un espace d'accueil, d'échange et de débat, d'archivage et de diffusion des différentes productions liées au drame de 1975 et toujours enduré par des milliers de familles, faute de réparation et de justice. La mémoire est œuvre commune. Le devoir de mémoire est œuvre sacrée, comme l'est déjà, à juste titre, la célébration de la Marche verte ; et telle que peut l'être la commémoration de l'expulsion collective des Marocains d'Algérie. Il s'agit pour nous d'affirmer le lien étroit entre deux faits historiques majeurs : la célébration d'une victoire, celle de la glorieuse Marche verte, d'une part, et le souvenir d'une sombre page d'histoire nationale, d'autre part. Une articulation légitime et féconde qui peut trouver tout son sens au sein d'une Maison de la Mémoire des Marocains expulsés d'Algérie en 1975. (*) Hachemi Salhi est sociologue et écrivain