Le 8 décembre 1975, le gouvernement algérien prend la décision d'expulser des milliers de citoyens Marocains établis en toute légalité sur le territoire algérien. Ces personnes qui se sont intégrées depuis des décennies en Algérie, ont fondé des familles (notamment algéro-marocaines), pris les armes, durant la guerre, contre l'occupant, se voient expulsées, arbitrairement et sans sommation, vers le Maroc. Le mot d'ordre est donné le jour de la fête de l'Aid El Kébir, fête qui se mue en drame humanitaire pour les expulsés et leur famille.
En ce 45ème douloureux « anniversaire », les personnes ayant vécu cette expulsion, ainsi que leurs ayants droit s'interrogent encore sur ces faits. Un « anniversaire » lugubre, comme lors de chaque année, mais plus encore, sous le fait de la pandémie Covid-19.
La scène se déroule en décembre 1975 pendant que les Musulmans célèbrent, à travers le monde, l'une des plus importantes fêtes de son culte : la fête du Sacrifice (Aïd El Adha). Elle donne à voir une cohorte de milliers de femmes, d'hommes, d'enfants, de vieillards, de personnes handicapées… en route vers la frontière marocaine. Ce sont des personnes d'origine marocaine, forcées de quitter l'Algérie, expulsées par ce pays qu'elles ont fait leur car elles y vivaient depuis des décennies et y sont majoritairement nées. Une douleur incommensurable d'autant plus vive que l'exaction fut commise par les responsables d'un pays voisin, un pays frère. Il y a 45 ans donc.
Sortir de ce silence assourdissant
Assommées par des sentiments diffus de honte et/ou de volonté d'oublier ce passé douloureux, les personnes expulsées d'Algérie ont gardé le silence, enfouissant le traumatisme au plus profond d'elles-mêmes avant qu'il ne soit inhumé avec elles.
Leurs enfants et petits-enfants se sont emparés du sujet, devenus à leurs yeux, acte fondateur de leur mémoire et de leur passé. Ils.elles gardent aussi des traces de cette expulsion mais, au contraire de leurs ascendants, ils.elles sont mus par une volonté forte de voir ces faits reconnus pour être réhabilités dans leur histoire, dans leur souffrance et, partant, celle des êtres chers disparus. A titre posthume.
Tout en dépassant le discours victimaire et tout en mobilisant l'esprit d'ouverture et de réconciliation qui les animent, de façon durable, ils.elles ont décidé de convertir leurs difficultés, leurs douleurs, leurs souffrances en une stratégie collective fondée sur l'intérêt du plus grand nombre. Un bel exercice de résilience pour se réapproprier, sans nostalgie et sans haine, un moment de leur histoire : tenter de comprendre, analyser avec le recul, écouter les témoignages, recouper les faits…, en un mot, reconstituer les morceaux d'une histoire trop vite oubliée, d'une page de l'histoire tournée sans être lue.
Une démarche dédiée à la mémoire et au respect des droits humains
Les ayants droits qui ont vécu cette tragédie humanitaire, au-travers d'associations ou d'actes individuels ont mis à jour la tragédie par leurs témoignages, par leurs écrits, par leurs plaidoyers divers. Les « événements » de décembre 1975, sont, aujourd'hui, connus du grand public et des instances internationales, qui se sont saisies du dossier, comme le Conseil des droits de l'homme de l'ONU et le Comité pour la protection des travailleurs migrants (1).
La nécessité ou le devoir de continuer
Les reconnaissances précitées sont importantes certes mais demeurent largement insatisfaisantes, insuffisantes et parcellaires. Les faits ont même parfois été occultés et leur existence remise en question et devant ces affirmations de minimisation ou de déni total par les autorités algériennes, des expulsions de 1975, une seule consultation de documents collectés à Genève, a révélé des chiffres éclairants : la distribution de quantités énormes de vivres, de tentes, de couvertures distribuées à partir de décembre 75 dans les camps au Maroc, suite aux expulsions massives. Difficile d'imaginer que des milliers de tonnes de lait, des centaines de milliers de couvertures et de tentes soient destinés à un groupuscule de personnes. Ces informations glanées à Genève ne sont que la partie visible de l'iceberg et sont illustratives de la partie immergée qui reste à mettre au jour pour répondre à toutes les questions restées pendantes. Il s'agit donc de continuer à travailler sur ces événements « historiques » afin de les inscrire dans une perspective historique, de réhabilitation de la dignité de milliers de personnes et aussi de vigilance afin que des épisodes aussi dramatiques que celui-ci (entre autres) ne se reproduisent plus dans notre histoire.
Cette lecture permettra aussi à toutes les personnes expulsées qui sont encore de ce monde, de se dire, de parler, de leur permettre de se libérer de leurs souffrances, non pas comme un exutoire mais bien comme une énergie positive au service de la construction de la mémoire et d'un avenir plus serein. Et dans ces témoignages, il y a lieu d'écouter (et d'entendre) des voix encore trop peu ou prou entendues : celle des femmes. Il est indispensable de leur laisser la parole car elles ont aussi vécu ces souffrances et elles ont, au quotidien, contribué à prendre en charge leur famille traumatisée.
Dans ces démarches indispensables, nécessaires et vitales, la fraternité entre les peuples est entendue comme l'un des maillons forts de la chaîne. Car le futur de paix et de justice se construit sur la solidarité et le respect mutuel et non sur la haine et la rancœur.
A l'occasion de ce sinistre « anniversaire », nous lançons un appel à toutes les personnes animées par ces principes de venir nous rejoindre afin de les porter, de les faire aboutir à la reconnaissance des préjudices subis et de rappeler aux décideurs algériens le poids d'une responsabilité totale qui demeure lourde. Sans cela, nous serons dans l'obligation de le rappeler, chaque année, au mois de décembre. A ce propos, soulignons que le 10 décembre est la Journée Internationale des Droits Humains.
Par CIEMA ( Collectif International de soutien aux familles d'origine marocaine expulsées d'Algérie en 1975 )
(1) Un hommage vibrant et posthume est rendu ici au feu Abdelhamid EL JAMRI décédé le 6 novembre 2018, qui n'a eu de cesse de porter, jusqu'à son aboutissement, le dossier auprès de l'ONU.