En Tunisie qui traverse une période de fortes turbulences, un bras de fer est engagé entre le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) et le président Kaïs Saïed. Depuis le 25 juillet 2021, date de l'entrée des mesures exceptionnelles dans le pays, le système judiciaire a été constamment la cible de critiques acerbes du Président Saïed, qui lui reproche vertement son extrême lenteur s'agissant notamment des graves infractions constatées et consignées dans les rapports de la cour des comptes lors des scrutins de 2014, 2018 et 2019 à la loi électorale. Si pour certains observateurs, cette focalisation est une manière adoptée par le chef de l'Etat d'en finir, notamment, avec « Ennahdha » et « Qalb Tounes , et d'empêcher tout retour à une configuration similaire à celle du Parlement gelé, il n'en demeure pas moins qu'un tel jugement passe mal auprès d'une magistrature déterminée à marquer son terrain. Dans le collimateur du président Saïed, le CSM, cette institution constitutionnelle « garante, dans le cadre de ses attributions, du bon fonctionnement de la justice et de l'indépendance de l'autorité judiciaire, conformément aux dispositions de la Constitution et des conventions internationales ratifiées« , fait de la résistance et refuse de se plier aux directives. Son président, Youssef Bouzakher a réitéré que les déclarations hostiles de la présidence sont perçues comme une « ingérence » et une « tentative de porter atteinte » à son indépendance. Dans un tel climat tendu où la polémique sur le dysfonctionnement du système judiciaire ainsi que sur la séparation des pouvoirs n'ont fait qu'enfler, M. Saïed, qui ne rate aucune occasion pour s'en prendre à un système qu'il taxe de ne pas rendre justice aux justiciables, a franchi le Rubicon, le 19 janvier dernier, en suspendant les avantages dont profitaient les membres du CSM. → Lire aussi : La Tunisie appelée à lancer des réformes structurelles pour assurer la relance économique Il n'est pas allé, comme l'appelaient certaines parties, jusqu'au bout de ses intentions en procédant, comme le souhaite notamment le Mouvement des Tunisiens pour une justice équitable, à la dissolution de cette instance. Manifestement, depuis 2011, malgré la succession de projets de réforme, la justice est restée au centre de nombreuses polémiques. Après le contrôle de l'ancien régime sur l'appareil judiciaire, la justice a connu, d'après les observateurs, de nombreuses dérives lorsqu'elle était sous la mainmise des islamistes, notamment le ministre et leader d'Ennahdha, Noureddine Bhiri, entre 2011 et 2013 (actuellement en résidence surveillée). Selon ces observateurs, il s'agit d'un système « gangrené par la corruption » et « éclaboussé par des scandales parfois retentissants« . D'ailleurs, les Tunisiens ne comprennent pas comment les procès de personnalités politiques, des hommes d'affaires et les barons de la contrebande n'aboutissent jamais, se perdant dans les méandres d'une justice lente et dont les voies sont impénétrables. Prenant acte des errements d'un système qui a tout le temps joué le jeu du pouvoir politique et des lobbies, le Président Saïed n'a pas reculé à remuer le couteau là où il fait plus mal, en focalisant ses interventions multiples sur ses dérives et sur ses graves collisions avec le jeu politique et les intérêts économiques. Il faut signaler que le débat sur l'indépendance de la justice s'est enflammé davantage lorsque que la ministre de la Justice, Leila Jaffal, a annoncé en octobre dernier la préparation d'un projet de loi relatif au CSM. Dans un contexte de crise socio-économique aiguë, l'opinion se perd en conjectures. Certains craignaient qu'en cas de recours à la dissolution du Conseil, il n'y aura plus d'arbitrage et le ministère, sous l'autorité du président, aura toute latitude pour agir à sa guise. Ce qui a ravivé ces appréhensions, ce sont à l'évidence les déclarations particulièrement hostiles du chef de l'Etat tunisien qui affirme, en toutes circonstances, que le système judiciaire nécessite une réforme pour lutter « efficacement » contre la corruption. D'ailleurs, il réitère son étonnement au sujet des crimes électoraux qui restent impunis durant des années jusqu'à leur prescription, soulignant qu'il était inconcevable que des députés élus grâce à un financement étranger soient en position de légiférer. Les piques adressées par M. Saïed au système judiciaire ne s'arrêtent pas là, allant jusqu'à affirmer « qu'il y a une séparation entre les fonctions, mais qu'il n'y a pas de séparation entre les pouvoirs, estimant que « Le juge ne peut substituer le législateur« . Dans cette même lignée, il soutient que « La justice est libre, et nous œuvrons à ce qu'elle le soit et le reste, mais le pouvoir judiciaire n'est pas un Etat ou un gouvernement« , rappelant au passage que « la justice est au service de l'Etat et qu'elle se doit d'appliquer la loi« . → Lire aussi : Tunisie: un budget 2022 avec six milliards d'euros d'endettement Le président tunisien va encore plus loin, en faisant valoir que « leurs pratiques relèvent du crime. Ils sont intervenus et ont agi comme bon leur semblait. Certains d'entre eux avaient même refusé de remettre des dossiers relatifs à des assassinats politiques, de corruption et de spoliation des biens publics« . Faisant référence à l'ancien ministre de la Justice et député islamiste Noureddine Bhiri arrêté le 31 décembre dernier sur instructions du ministre de l'Intérieur et placé en résidence surveillée, il a affirmé que « ce n'est pas parce qu'il avait occupé un haut poste ou détenait une grande fortune, qu'il bénéficiera d'un traitement de faveur, celui qui a commis un crime doit être jugé. » Dans ce sens, l'ancien président du Tribunal administratif, l'avocat Ahmed Souab, estime qu'un tel imbroglio aurait pu être évité. Face à cet imbroglio et aux autres incertitudes qui planent, plusieurs associations de la société civile font état de leurs inquiétudes quant à la « détérioration des libertés dans le pays » et sur la permanence de l'Etat de droit. Dans la foulée, le Conseil supérieur de la magistrature est monté au créneau. Lors de son assemblée générale tenue janvier dernier, il a exprimé son refus de la révision et de la réforme du système judiciaire à travers les décrets et dans le cadre des mesures exceptionnelles, appelant, en même temps, les magistrats à s'attacher à leur indépendance et à assumer leurs responsabilités dans la lutte contre la corruption et le terrorisme dans des délais raisonnables. Au lendemain de la publication d'un décret présidentiel, le conseil a réaffirmé que ses membres « continueront à exercer leurs activités indépendamment » de ce texte qui suspend leurs privilèges. L'Association tunisienne des jeunes magistrats (ATJM) a même accusé, le chef de l'Etat de baliser la voie à ce qu'elle a appelé une « justice fonctionnelle sous l'autorité du président de la République« . Réagissant aux critiques du président de la République au sujet du « temps judiciaire trop long » dans le traitement de certains dossiers, l'ATJM a fait remarquer que « ces délais sont régis par les contrôles de procédure, le droit de la défense, ainsi que les enquêtes et investigations liées à certaines affaires, dans le but de garantir le droit du citoyen à un procès équitable« . La juge et présidente d'honneur de l'Association des magistrats tunisiens (AMT), Raoudha Karafi, a mis en garde contre les incitations à la haine contre le CSM. Elle a considéré ces attaques incessantes comme une « violation manifeste » de leur indépendance et une menace pour leur intégrité physique. Le débat sur l'indépendance de la justice, sur son impartialité et sur la célérité des jugements prononcés ne cesse de s'enflammer et ce, au moment même où le pays fait face à une crise sans précédent au niveau de ses finances publiques qui mettent à mal à la fin de chaque mois le gouvernement pour servir les salaires dans les délais impartis comme ce fut le cas à la fin du mois de janvier dernier.