A la veille du retrait des Américains de l'Afghanistan, la situation du pays est chaotique, secoué ces derniers jours par plusieurs attentats revendiqués par l'Etat Islamique qui ont coûté la vie à près de 200 personnes dont une dizaine de soldats américains. Pourquoi Daesh s'attaque-t-il à l'Afghanistan en pleine opération d'évacuation ? Qui visait-il précisément ? MAROC DIPLOMATIQUE décrypte la situation avec Dr. Mohamed Badine El Yattioui, Professeur de Relations Internationales à l'Université Américaine des Emirats (AUE) de Dubaï. Alors que de nombreux pays s'activaient à évacuer leurs ressortissants et des Afghans en catastrophe durant la reprise du pouvoir par les Talibans chassés il y a 20 ans par les Etats-Unis, la menace de Daesh est venue compliquer davantage la situation. Pour Mohamed Badine El Yattioui, l'objectif principal du groupe terroriste est de manifester son opposition face au retour des Talibans, envers qui ils éprouvent une véritable haine idéologique et stratégique. « Daesh n'a jamais accepté l'accord de Doha signé en 2020 entre les Américains et les Talibans. ». D'ailleurs, la fuite des Afghans renvoie un double message de Daesh, constate-t-il. Le premier, celui de dire « 'Les Afghans qui veulent quitter le pays sont visés, ainsi que les forces occidentales et leurs diplomates'... ». Le second, celui de dire « 'Si vous (les Talibans) êtes à la tête du pays, attendez-vous à ce que ces attaques se produisent régulièrement'... et les dernières attaques à l'aéroport de Kaboul revêtent une très grande symbolique ». Pour rappel, Daesh continue d'avoir des branches un peu partout, nous explique l'expert. Dans la région, il existe une branche qui s'appelle l'ISKP. Il s'agit de la branche de Daesh Khorassan implantée dans la zone entre l'Iran et l'Afghanistan. « Le nom de cette région est utilisé par Daesh de façon symbolique pour dire : 'Le califat qu'on a voulu mettre en place en Irak et Syrie n'est pas le but ultime, l'objectif est d'établir un califat mondial' ». Ainsi, Daesh représente une forme de djihadisme globalisé tandis que les Talibans représentent un mouvement national, analyse-t-il. Talibans, Daesh, Al-Qaïda... quelle différence ? Le caractère de cette rivalité entre Daesh et les Talibans est principalement idéologique. Le chercheur nous explique que les Talibans sont issus de l'école Hanafite, avec une branche très spécifique, la branche Deobandi née dans le Nord de l'Inde, et qui existe aujourd'hui au même endroit ainsi qu'au Pakistan et en Afghanistan. « Ils ont plutôt une vision nationale, ils veulent mettre en place leur programme au sein de l'Afghanistan même, sans aucune ambition régionale ou globale, contrairement à Daesh ». Ce dernier quant à lui, se revendique du Sunnisme mais de l'école néo-hanbalite. Il s'agit donc-là, de différences d'un point de vue théologique et stratégique. « Il existe chez les Talibans une territorialité réduite à l'Afghanistan, contrairement à Daesh qui existe en Syrie, en Irak, en Afghanistan avec un objectif de califat mondial. On peut rajouter le cas d'Al-Qaïda qui n'avait pas vraiment de vocation territoriale mais dont le principal but était de créer le chaos un peu partout ». Quelle collaboration avec les Talibans ? Si les puissances occidentales, notamment les Etats-Unis, ont déjà commencé à collaborer avec les Talibans, dans le cadre de l'accord de Doha, sous Trump, cette collaboration est amenée à se poursuivre, observe El Yattioui. D'ailleurs, « William Burns, chef de la CIA, a rencontré un représentant Taliban il y a quelques jours pour échanger les noms de personnes dangereuses et pour discuter d'une future coopération. La corruption et l'inefficacité de l'armée afghane mise en place par les Américains sous le contrôle de l'ancien président Ghani a prouvé son inefficacité et son manque de professionnalisme... au final les puissances occidentales vont devoir collaborer avec les Talibans contre l'Etat Islamique ». Une situation « cocasse » observe-t-il, après les évènements de 2001 où les Talibans avaient protégé et soutenu Al-Qaïda et refusé de livrer Ben Laden qui était caché en Afghanistan après les attentats. Si plusieurs pays ne se sont pas encore prononcé quant à l'éventualité d'une future collaboration avec les Talibans, pour le professeur, outre les Etats-Unis, la Russie et la Chine devraient également franchir ce pas. « Les Chinois ont peur que les Talibans soutiennent les Ouïghours qui sont de l'autre côté de la frontière, à environ 70 km. Ils leur ont donné l'assurance qu'ils lutteraient contre les groupes terroristes dans le Xinjiang... De même pour la Russie avec l'Ouzbékistan et le Tadjikistan qui sont les deux pays qui la séparent de l'Afghanistan, avec toute cette histoire complexe entre la Russie, l'Union soviétique et l'Afghanistan... ». Les Européens quant à eux, risquent de mettre plus de temps à accepter cette nouvelle donne, constate-t-il. « Ils semblent s'enfermer dans cette vision idéologique des droits de l'Homme et de démocratie. Mais qui pourrait finir par leur coûter cher en matière de sécurité et de renseignement s'ils ne prennent pas en compte les nouvelles réalités, et si les Talibans continuent de donner les garanties données jusqu'à présent ». Quelles perspectives ? En conclusion, c'est une situation très complexe que connaît actuellement l'Afghanistan. « Les Américains partent le 31 août, sauf changement de dernière minute, et au Nord, le fils du commandant Massoud mène une résistance aux Talibans ». Une situation qui soulève plusieurs questionnements : « Les Talibans vont-ils réussir à assurer la sécurité publique ? Est-ce que les membres de l'ancienne alliance du Nord, sous l'égide du fils Massoud vont réussir à s'organiser ? Auront-ils suffisamment d'armes et le talent stratégique de Massoud pour mener le combat contre les Talibans ? Enfin, quel rôle vont jouer les organisations terroristes comme Daesh, ou encore Al-Qaïda qui était associé aux Talibans entre 96 et 2001, et qui va devoir se poser des questions suite à l'accord de Doha, dans lequel les Talibans ont assuré qu'ils combattraient le terrorisme ? ». Une situation très confuse conclut notre interlocuteur.