Le grand philosophe et historien de l'Islam, Mohamed Arkoun, qui s'est éteint mardi à Paris, à l'âge de 82 ans, a défendu bec et ongles tout au long de son parcours de chercheur, le concept de la raison émergente pour asseoir une pensée libre afin que "l'islam des lumières", retrouve pleinement sa place dans le monde contemporain. Par Roukane EL GHISSASSI Ce météore lumineux, dont les travaux font autorité dans les milieux universitaires et sont traduits en plusieurs langues, plaidait pour ce concept qu'il a forgé lui-même, dont il estimait que "nous devons construire ensemble à travers le monde, quelle que soit la région d'où nous venons, pour pouvoir établir une dialectique de l'esprit". Pour lui, c'est cette raison émergente qui va prendre en charge les "impensées dans la pensée islamique depuis la disparition du logos, de la raison, dans des sociétés où les Etats refusent la liberté de pensée", avait-il affirmé lors de son intervention à la 1-ère séance de la XVII-ème Conférence de l'Académie de la Latinité initiée sous le thème "la dialectique du dialogue : la quête de l'interculturalité" tenue en avril 2008 à Rabat. Revenant sur les raisons de ces impensées dans le corpus de la pensée islamique, M. Arkoun a estimé qu'elles "font défaut non pas en raison des carences qui seraient inhérentes à cette pensée mais à la fermeture de la porte à l'historicité". Il a consacré à cette question plusieurs ouvrages dont "La Pensée arabe" (Paris, 1975), "Lectures du Coran" (Paris, 1982), "Penser l'islam aujourd'hui" (Alger, 1993), ou encore "The Unthought in Contemporary Islamic Thought" (Londres, 2002). Ce spécialiste de l'islamologie appliquée s'inscrivait résolument dans le mouvement critique du réformisme musulman et défendait ardemment le modernisme et l'humanisme islamique, en développant une réflexion sur la critique de la modernité dans la pensée islamique. L'érudit Feu Arkoun a su tisser directement un dialogue étroit impliquant les trois religions monothéistes. La preuve en sont les ouvrages qu'il a co-écrits avec des intellectuels des deux autres confessions. Le thème de la laïcité lui tenait à cÂœur et il l'inscrivait dans un cadre de la nécessité, en ce sens qu'il insistait sur la prise en compte des spécificités de la culture dans son contexte historique. Son approche de la laïcité ne l'empêchait pas pour autant de porter sur elle une critique, en raison notamment des contradictions qu'elle a aussi engendrées et qu'il voudrait voir dépassées, et qui se résument selon lui, à une incompréhension de l'autre culture: "Je m'efforce depuis des années, à partir de l'exemple si décrié, si mal compris et si mal interprété de l'islam, d'ouvrir les voies d'une pensée fondée sur le comparatisme pour dépasser tous les systèmes de production du sens - qu'ils soient religieux ou laïcs - qui tentent d'ériger le local, l'historique contingent, l'expérience particulière en universel". Cela implique, soulignait-il, dans une revue +Ouvertures sur l'islam+, "une égale distance critique à l'égard de toutes les valeurs héritées dans toutes les traditions de pensée". Feu Arkoun souhaitait que les musulmans puissent réfléchir et prendre au sérieux l'histoire de l'Islam, pour avoir une vision d'envergure qui englobe aussi bien le passé très lointain et permette d'avoir de la distance pour éclairer les esprits et les consciences endormis. Il invoquait avec nostalgie l'âge d'or des musulmans et notamment le 10-ème siècle, qui était marqué par une vie intellectuelle bouillonnante, féconde et très riche. Ce fut une période de l'histoire pour les musulmans où la philosophie était l'activité intellectuelle prisée par les esprits savants de l'époque et où le logos, la raison, régnaient en maître à penser. La philosophie islamique est née et s'est enrichie au contact des philosophes grecs comme Platon et Aristote qui furent lus et traduits dans un échange avec les "Anciens", et interprétés également dans un échange avec les philosophes européens, chrétiens et juifs. La perspective qu'a tracée le regretté Mohamed Arkoun, consiste en une écriture de l'histoire et une vision portée sur le passé dans son lien avec la religion, en rapport avec la question de l'identité nationale. Mohamed Arkoun a vu le jour en 1928 dans un village kabyle du nord de l'Algérie, Taourirt-Mimoun (Ath Yenni), dans l'actuelle wilaya de Tizi-Ouzou. Il suit ses études primaires dans son village natal, puis secondaire à Oran, pour se consacrer ensuite à l'étude de la philosophie à la Faculté de littérature de l'université d'Alger puis à la Sorbonne à Paris. Il y est agrégé en langue et en littérature arabes en 1956 et docteur en philosophie en 1968. Le défunt Arkoun était très connu dans les milieux universitaires, à travers ses importants travaux sur l'Âœuvre de l'historien et philosophe perse, du premier millénaire, Ibn Miskawayh, du courant humaniste musulman, notamment en traduisant son "Tahdhib al-Akhlaq wa Tathir al-Aâraq" en Traité d'éthique. Il n'a pas tardé pour être récompensé sur l'ensemble de son Âœuvre par plusieurs académies prestigieuses européennes. En juillet 1996, il est fait officier de la Légion d'honneur, puis officier des Palmes académiques. Ensuite, l'université d'Exeter (Royaume-Uni) lui attribue le titre de docteur honoris causa. En 2001, le grand orateur Arkoun est invité à donner les "conférences de Gifford" (Gifford Lectures) à l'université d'Edimbourg (Ecosse), qu'il avait intitule "Inauguration d'une critique de la raison islamique" (Inaugurating a Critique of Islamic Reason), une reconnaissance des plus méritée dans le milieu universitaire, permettant à un chercheur de grande renommée de contribuer à l'"avancement de la pensée théologique et philosophique". Le regretté disparu Mohamed Arkoun reçoit en 2002 le 17e "Giorgio Levi Della Vida Award" pour l'ensemble de ses contributions dans le domaine de l'étude islamique, et en 2003 il se voit attribuer le Prix Ibn-Rochd (Averroès) pour la liberté de pensée.