Le passage de vie à trépas nous rend à l'évidence et nous fait redécouvrir les êtres chers que l'on a perdus, nous permet de revisiter les facettes multiples de leur existence et leurs qualités humaines, tant et si bien que l'on est amené, une fois scellé le décret de la Providence, à porter une appréciation autrement plus pertinente et plus profonde sur la vie, le destin et le legs qu'ils nous ont laissé. Et quand les êtres pêtris de grandeur rendent l'âme pour rejoindre l'Eternité, leur présence/absence s'impose avec une telle intensité qu'à chaque fois que l'on porte un regard sur leur parcours, le réel et l'imaginaire s'imbriquent et s'entremêlent pour créer un kaléidoscope dégageant une dimension mythique du personnage. Il en est ainsi de la vie et de l'oeuvre du penseur marocain Mohamed Abed Al Jabiri, dont la disparition a été ressentie comme une perte monumentale pour la pensée éclairée qui, puisant dans le patrimoine arabe authentique, s'est constamment nourrie de l'apport intellectuel universel avec une vision débordant de vitalité et ouverte sur l'avenir. Porte-étendard de cette pensée arabe éclairée, Al Jabiri a incarné, à la fois, les vertus du penseur constamment soucieux de la nécessaire remise en cause des concepts dogmatiques, et les qualités d'un homme politique engagé, faisant le choix de la Raison et de la modernité. Al Jabiri fait partie de cette trempe de personnes qui se sont retrouvées, par la force des choses ou par les contingences insondables de l'histoire, au coeur des batailles intellectuelles et politiques de leur pays. L'homme venu d'une contrée reculée de l'Oriental (Figuig) appartient à cette génération aux grands rêves brisés et des amères désillusions, cette même génération qui a nourri des rêves à la mesure de la grandeur de la patrie, au moment où le Maroc luttait pour la liberté et le progrès. Très tôt et peut-être sans l'avoir réellement choisi, il s'est embarqué avec la foi d'un mystique dans un projet multiforme où l'action politique et l'engagement syndical cohabitaient sans heurts avec la recherche intellectuelle et l'activité pédagogique. Cet intense engagement à toute épreuve et sur plusieurs fronts s'explique, peut-être, par la personnalité du défunt, lui qui, dès son jeune âge, a été hanté par les grandes interrogations et préoccupations du pays, ainsi que par l'impact des transformations accélérées sur la structure et le tissu social. Personnage affable, simple et sociable, Al Jabiri n'a pas choisi, comme d'autres penseurs, de vivre isolé dans une virtuelle tour d'ivoire en s'accommodant d'une fausse aura. Au contraire, il s'est engagé avec volonté et détermination, courage et optimisme, sur un chemin ardu pour se faire un nom, désormais incontournable, sur la scène intellectuelle arabe. Editorialiste du quotidien "Al Mouharrir" ou journaliste dans la même publication, militant au sein du parti de la gauche où il encadrait les réunions et élaborait les programmes idéologiques, syndicaliste engagé dans l'encadrement des batailles sociales, Al Jabiri a, en effet, été de toutes les batailles, mu qu'il était par cette volonté farouche de contribuer à l'édification d'un Maroc moderne et ouvert sur l'universel. Fin pédagogue pour avoir contribué à l'élaboration de programmes scolaires du secondaire, il a été l'un des fondateurs des cours de philosophie à l'université marocaine qu'il a enrichi de ses travaux de recherches avant de se consacrer à la compilation de son oeuvre intellectuelle. Il est vrai que dans la vie intellectuelle d'Al Jabiri a eu raison de l'homme politique dans la mesure où il a démissionné, en 1981, du bureau politique de l'Union socialiste des forces populaires (Usfp) pour se consacrer à ses investigations intellectuelles. Toujours est-il que la politique l'a souvent rattrapé et il s'est retrouvé pris dans ses méandres. Il était ainsi amené à commenter un fait ou suivre un événement sur la scène politique nationale ou arabe, toujours avec la même objectivité et le même regard scrutateur et profond. Et parce que le "dépositaire légitime" de l'héritage immortel du célèbre penseur andalou Averroès croyait dur comme fer que la renaissance ne peut se faire sans le renouveau de la raison et de la pensée universaliste arabe, il s'est embarqué dans un projet intellectuel visant à décortiquer et à reconstituer les mécanismes profonds qui président à la Raison arabe. De ce travail de fourmi, étalé sur trois décennies, Al Jabiri a laissé à la postérité une oeuvre épistémologique d'une infinie richesse intitulée "Critique de la raison arabe", dont la brillante trilogie portant sur "Formation de la raison arabe", "Structure de la raison arabe" et "La raison politique arabe". Ce faisant, Al Jabiri en apôtre de la pensée dégagée des carcans traditionnalistes plaide pour la transmutation du concept de "tribu" à l'échelle du monde arabe pour passer à une structure politique civile et sociale évoluée, une structure en rupture avec l'économe de la rente au bénéfice d'une économie de production, qui place résolument la société dans une perspective de libération de la pensée du carcan de l'enfermement mortifère et de promotion de la liberté d'expression et du droit à la différence. A la critique de la pensée arabe, Al Jabiri s'est attelé, toujours avec la même originalité, éclairant les zones d'ombre loin des sentiers battus et s'adonnant à l'étude du Saint Coran à travers son "Prélude au Coran" ou sa trilogie sur la "Connaissance du Saint Coran ou l'exégèse". Lors d'une rencontre-hommage, tenue récemment à Rabat, le penseur palestinien Azmi Bechara disait, non sans raison, que feu Mohamed Abed Al Jabiri "ne s'est pas fait une mythologie autour de lui-même de son vivant, contrairement à d'autres grands noms de la poésie, de la pensée et de la littérature. Il n'avait pas besoin de l'image du penseur parce qu'il était un vrai penseur. Il n'avait pas, non plus, besoin d'affirmer au lecteur quelque chose sur lui-même, dès lors qu'il écrivait pour être lu. Il n'avait pas à afficher de prétentions, parce qu'il était vraiment original".