Sans surprise, Abdelillah Benkirane, le chef du parti islamiste marocain Justice et développement (PJD) a été nommé mardi 29 novembre Premier ministre par le roi Mohammed VI, qui lui a confié la tâche de former un nouveau gouvernement. Il s'agit d'une grande première pour le royaume chérifien qui n'a encore jamais été gouverné par un parti islamiste, mais aussi pour le PJD qui n'a jamais participé à un gouvernement, se contentant jusqu'à présent du rôle de l'opposant numéro un au Parlement. La cohabitation entre le monarque, son entourage et le leader islamiste s'annonce donc pleine d'incertitudes. Bonne volonté et pragmatisme Dès sa prise de fonction cependant, Abdelillah Benkirane s'est placé sous l'autorité de Mohammed VI en faisant montre de bonne volonté et en employant un ton cordial, loin de toute logique de confrontation. Une position conciliante qui lui a déjà valu, par le passé, des critiques acerbes de la part de ses détracteurs (ex-compagnons de route et courants salafistes), mais qui permet aussi, d'écarter, a priori, l'éventualité d'une cohabitation difficile. « Les propos du Souverain m'ont procuré beaucoup de joie. Je prie le Tout-Puissant de m'assister pour mener à bien la noble mission qu'il m'a confié dans l'intérêt général et d'être à la hauteur du serment que j'ai prêté aujourd'hui devant Sa Majesté », a en effet déclaré le nouvel homme fort du Maroc à la presse au terme de l'audience royale au Palais de Midelt. En outre, ce « monarchiste convaincu », avait récemment déclaré « qu'un Premier ministre qui [tiendrait] tête au roi ne risque[rait] pas de réussir ». Il ne faut toutefois pas sous-estimer la part de stratégie et de calcul politique dans l'attachement affiché à la monarchie par le leader islamiste, souligne Khadija Mohsen-Finan, politologue à l'université Paris-VIII et chercheur associée spécialiste du Maghreb à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). « Malgré son caractère bien trempé, il sait qu'il doit faire allégeance pour arriver dans les hautes sphères du pouvoir, il n'a pas le choix », explique-t-elle. Marge de manœuvre étroite En effet, s'il se montre conciliant, Benkirane entend bien aussi utiliser toute les prérogatives que la réforme constitutionnelle de juillet dernier offre à son poste. « Le gouvernement doit jouir de ses prérogatives, résoudre les problèmes, et ne plus être à l'écoute du téléphone pour savoir ce qui passe et ce qui ne passe pas », déclarait-il sur l'antenne de FRANCE 24, à la suite de la victoire de son parti aux législatives du 25 novembre. Le téléphone en question est celui que le Premier ministre sortant, Abbas el-Fassi, se vantait d'utiliser en permanence pour joindre le bureau du roi Mohammed VI. En langage clair, Abdelilah Benkirane, qui doit déjà composer avec un gouvernement de coalition – le PJD n'a pas obtenu la majorité absolue à la Chambre des représentants du Maroc -, souhaite profiter de tous les leviers que lui apporte la loi fondamentale pour gouverner. Or, selon Khadija Mohsen-Finan, M. Benkirane pourrait justement rencontrer des difficultés avec l'entourage proche du monarque, soucieux de conserver ses privilèges. Jusqu'à présent, « il existait un cabinet de l'ombre au Maroc, une forme de duplicité du gouvernement avec les conseillers du roi, relève Khadija Mohsen-Finan. Il s'agissait d'un schéma classique auquel se sont heurtés plusieurs Premiers ministres. La question est de savoir si cela va s'arrêter ou s'aggraver avec l'arrivée au pouvoir du PJD ». La marge de manœuvre de M.Benkirane s'annonce d'autant plus étroite qu'il se sait par ailleurs attendu sur certains dossiers, au risque de se mettre à dos certaines franges du PJD en cas d'échec. Longtemps dans l'opposition, le PJD a fait campagne en promettant le changement, notamment en réduisant les inégalités sociales et en menant une lutte sans merci contre la corruption, y compris dans l'entourage du souverain. « Benkirane vient de l'opposition et son parti était celui du refus, reprend la chercheuse. Soit il tient tête [au roi, ndlr] et finit par claquer la porte en cas de conflit pour rejoindre les rangs de la contestation dans la rue, soit il se coule dans le moule du régime pour rester au pouvoir et perd sa crédibilité ». Carte à jouer Reste que le nouveau Premier ministre a quand même une carte à jouer pour parvenir à s'imposer dans ses fonctions face à la monarchie – qui éprouverait « une profonde aversion pour les islamistes », selon Mohamed Darif, spécialiste de l'islamisme marocain cité par le quotidien algérien Liberté. Dans le contexte du printemps arabe en effet, une bonne entente entre les deux hommes semble être dans l'intérêt des deux parties, et notamment du roi dont la volonté de réformes affichée sera jugée à l'aune de ses rapports avec son Premier ministre aux fonctions désormais élargies. « Le royaume n'est plus dans l'exception, à l'écart des soulèvements arabes. Il a été contraint de mener des réformes, de voter une nouvelle Constitution, d'organiser des élections anticipées sous la pression de la rue, qui est devenue un acteur social puissant au Maroc. Cela est valable pour le roi et le PJD dont les actions seront observées de près par la rue », conclut Khadija Mohsen-Finan FRANCE 24