Les attentats terroristes sanglants de Paris, le 13 novembre 2015, ont propulsé, à nouveau, sur le devant de la scène internationale le quartier Molenbeek-Saint-Jean de Bruxelles, du fait de la présence de commanditaires du massacre originaires de ce quartier populaire de la capitale belge. Molenbeek, ou simplement Molem' pour les jeunes qui y résident, était déjà vaguement connu pour abriter des islamistes radicaux. On le décrit comme pépinière du jihadisme belge. Hind Fraihi, journaliste d'investigation belge, d'origine marocaine, écrivant en néerlandais, étant native de Flandre (Belgique), avait fait une exploration de cette agglomération il y a dix ans. Pour ce faire, elle avait infiltré des islamistes dans leur fief en se faisant passer pour une étudiante en sociologie. C'était une manière de donner l'alerte, à cause de la vague d'islamisation radicale qui y sévissait de plus en plus, surtout parmi les jeunes. Mais l'effet d'alerte n'avait pas suscité, à l'époque, les réactions escomptées. Les éditions La Différence, pour rappeler ce travail d'exploration pionnier qui sonnait l'alarme déjà en 2006, sans qu'on en tienne compte pour prendre des mesures préventives d'endiguement, publient « En immersion à Molenbeek ». Il s'agit grosso modo du résultat de la même enquête-reportage réalisée pendant deux mois par Hind Fraihi pour le compte du journal néerlandophone Het Nieuwsblad. Concrètement pour le journal Nieuwsblad, cela s'était traduit par une série d'articles reportages, publiés en feuilleton, sur la vie quotidienne au quartier Molenbeek-Saint-Jean. Pour le livre, qui reprend le travail initial, c'est un récit avec des chapitres où l'auteure commence par raconter les circonstances de son débarquement dans le quartier en sous-louant un appartement avec une femme marocaine, Amira, jeune mariée récemment émigrée, victime de violences conjugales. Défilent par la suite une rencontre avec un prédicateur d'origine syrienne qui avait célébré la cérémonie de mariage de l'un des deux assassins du commandant Messaoud, un des chefs de la résistance afghane, des visites des mosquées clandestines camouflées dans des garages et derrière des « façades anonymes », des entretiens avec des femmes en burqa abordées dans les mosquées, des dialogues avec des jeunes délinquants dans les rues de Molenbeek, des promenades nocturnes dans des « zones à risques » en se faisant accompagner par son frère, etc. En toile de fond, au fil des pages, se profile une étrange ghettoïsation en marge de la société belge avec une population de jeunes de la troisième génération issue de l'immigration laissés-pour-compte, livrés à eux-mêmes, souffrant du chômage à un taux élevé. Parallèlement, une autre population vivant un « islam modéré », souffre d'un profond désarroi, prise en otage dans une atmosphère étouffante suite à l'agression sans répit des islamistes radicaux qui n'hésitent pas à l'occasion à les traiter d'apostats, d'une part, et de la montée en crescendo de l'islamophobie, de l'autre. Au point de pencher à épouser la vision de courants politiques de droite, xénophobes et islamophobes, quitte à leur donner leur voix à l'occasion des élections. Le mouvement d'islamisation radicale tel que décrit par Hind Fraihi était canalisé par les petites mosquées cachées, les prêches enflammés, la circulation de certaines publications en obédience à l'Arabie Saoudite prônant ouvertement la violence contre chrétiens et juifs, etc. Avec une grosse majorité de population d'origine maghrébine, en particulier marocaine, le quartier Molenbeek est communément désigné par les jeunes par « Petit Maroc ». Il y a lieu de rappeler que la publication en 2006 de la série de reportages avait été un succès du fait de l'intérêt à l'époque pour une incursion inédite dans un univers hermétiquement clos. Elle a valu, par contre, à l'auteure nombre de réactions de détracteurs, dont des politiciens qui, par aveuglement, s'obstinaient à renier la réalité des faits et traitaient l'enquête de « sensationnaliste ». Il faut noter aussi qu'elle intervenait au lendemain des émeutes de 2005, en France, qui avaient mis en scène l'insurrection violente des jeunes des banlieues. La publication aujourd'hui de ce travail sous forme de livre vise à montrer que ce qui est arrivé le 13 novembre 2015 à Paris, auquel des jeunes issus de Molenbeek avaient pris part, n'était pas tout à fait imprévisible du fait d'une évolution logique et un enchaînement des faits au niveau local et international. L'auteure pose la question de la complexité de la radicalisation chez les jeunes de Molenbeek, ses origines, le terreau où elle germe et prend racine ainsi que l'extrême difficulté d'en référer à une seule explication. Sans doute, l'explication par les problèmes sociaux et psychologiques d'exclusion, frustration sociale et de stigmatisation, est citée. Elle n'est pas à dédaigner comme on semble parfois prétendre le faire en pointant plutôt la faillite des idéaux de progrès matériel de la société occidentale sécularisée, coupée de toute espérance messianique qu'offre le religieux. Le Molem' est un quartier au cœur de la capitale européenne à majorité d'habitants d'origine maghrébine « où 57% de la population vit sous le seuil de pauvreté ». « Le vieux Molenbeek est un quartier voué à la démolition et habité par des immigrés. Dans certains quartiers, le nombre d'immigrés atteint même 80 %. Le chômage des jeunes s'élève à quelque 40 %. Selon les quartiers, ce chiffre peut même grimper jusqu'à 80 %. En témoignent les jeunes qui zonent dans les rues sans lumière...». Le manque d'instruction, de qualification professionnelle, l'illettrisme approfondissent l'abîme d'une certaine vulnérabilité, de quoi plonger dans un profond désarroi. « Bruxelles compte beaucoup de Fayçal, Rachid et Aboubakr. Ce sont des enfants de familles défavorisées. Pas moins d'un jeune sur trois en dessous de dix-huit ans grandit dans une famille sans revenus du travail. Ces enfants ont un piètre parcours scolaire et n'ont guère de perspectives professionnelles. C'est ainsi que 30 % des Bruxellois de vingt à vingt-neuf ans n'ont même pas de diplôme professionnel. Et dans la tranche des 18-24 ans, un tiers des jeunes sont sans travail ». Cela n'empêche, comme le démontre l'auteure, que des jeunes de familles « aisées et modernes », qui plus est instruits, se retrouvent eux aussi propulsés dans la même nébuleuse d'extrémisme au gré de l'instrumentalisation de l'injustice violente faite à des peuples opprimés comme les Palestiniens. De quoi augurer que l'explication par la précarité et l'exclusion ne joue pas à tous les coups. Ainsi, l'auteure parle de jeunes femmes belges portant la burqa par choix sans pour autant prôner la violence, d'autres sous la contrainte avec la terreur du mari au point de craindre d'adresser la parole à des étrangers, même à une femme musulmane dans la mosquée à moins de l'autorisation maritale ! Elle parlera du parcours de sa copine d'enfance radicalisée alors qu'elle avait toutes les chances de connaître un autre itinéraire de vie. A ce propos, Hind Fraihi souligne, sous forme d'exclamation consternée : « Un enfant conservateur issu d'une famille moderne. Comment une génération peut-elle faire un tel bond en arrière ? ». Au bout de dialogues avec les femmes en burqa, l'auteure, portée à l'empathie, a cette réflexion comme pour essayer d'avancer une analyse d'anthropologie culturelle : « Je préfère les appeler des punks musulmanes. Leur apparence est un signe de protestation sociale. Tout comme les adeptes du mouvement punk dans les années 70, elles expriment leur désaccord par un style d'habillement non conformiste. La coiffure et les vêtements déchirés des punks attiraient de loin l'attention, tout comme aujourd'hui la burqa attire les regards. Porter la burqa n'est pas une tradition islamique, mais l'expression d'une opposition ». A l'islam radicalisé, l'auteure oppose un islam décontracté, « pluraliste », vécu au quotidien lors de ses visites au Maroc malgré une atmosphère de misogynie et de harcèlement sexuel dont les femmes sont la cible. Au terme de discussions sur le voile intégral, dans une mosquée de Molenbeek, avec un jeune interlocuteur islamiste radical, elle décoche cette tirade indignée : « La dignité est mon voile, et non une tente informe enfilée sur mon corps. En outre, l'islam réside à l'intérieur et se révèle à l'extérieur par un bon comportement. Un voile ou une burqa ne fait pas de moi une meilleure musulmane ». Au fil des pages s'y mêlent analyses, descriptions, digressions, dialogues, prises de position. Aussi de l'autobiographie car l'auteure fait flèche de tout bois pour utiliser tout matériau à portée de main, ce qui va bien avec la notion du reportage et donne une certaine liberté et fraîcheur au propos. Ainsi, elle rappelle la vie familiale, ses parents, des rencontres lors de voyage au Maroc, pays d'origine, ou à la Mecque à l'occasion du pèlerinage de Omra qu'elle avait effectuée avec sa mère. Tout en essayant de comprendre les jeunes extrémistes, elle ne se départit pas de ses convictions les plus fermes : « L'islam radical, comme toute autre forme radicale de religion, ce n'est pas une religion, c'est du fascisme à l'état pur. Nous l'avons toujours su. Hélas, nous n'entreprenons rien pour le contrer ». Dans le débat actuel intense dans le monde sur la violence du radicalisme, les observateurs n'ont de cesse d'entasser les preuves sur la situation des jeunes bouillonnants d'énergie, en perte de repères, en quête de nouveaux idéaux, s'agrippant au premier lavage de cerveau, venus pour plonger, pieds et mains joints, dans l'abîme. Le propre de l'essai de Hind Fraihi est de tenter d'élargir le débat vers les concernés au premier chef, les jeunes, et c'est ce qui peut être de plus salutaire quand ils peuvent prendre la parole et trouver de l'écoute. « En immersion à Molenbeek » essai de Hind Fraihi, traduit du néerlandais (Belgique) par Philippe Dewolf, Editions La Différence, Paris.