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IN MEMORIAM : Tayeb Saddiki, tel que je l'ai connu

Je fus réveillé ce matin par les petits bruits d'alerte qu'émettait mon smartphone. Il y avait beaucoup de messages. Les premiers mots que j'ai pu déchiffrer furent « Tayeb Saddiki mort ». Secoué par la terrible nouvelle qu'annonçaient ces trois mots, je me connecte... et là je découvre que le mur virtuel de mes amis, dont la plupart travaillent dans le théâtre ou s'y intéressent, s'est transformé en un registre de condoléances, un lieu de célébration dédié à la mémoire de Tayeb Saddiki : hommages ; témoignages ; dessins, calligraphies, photos du défunt, jeune, moins jeune, en pleine forme avec sa tignasse noire et ses yeux cerclés de khôl, puis vieux, les cheveux blancs et le corps, jadis fort et imposant, bien diminué ; des extraits d'émissions qui lui ont été consacrées, l'enregistrement intégral d'al Harraz... Bref, Tayeb Saddiki n'est plus, il nous a quittés cette nuit.
Aujourd'hui, je n'ai aucune envie faire partie de cette majorité qui a et qui va, dans une sorte de thrène, convenue et de circonstance énumérer les qualités de l'artiste, dénombrer ses hauts faits et gestes et évoquer tout ce qu'il a pu apporter au théâtre et à l'art marocain... Non, ce dont j'ai vraiment envie et même besoin, c'est juste d'évoquer mon Tayeb à moi, celui que j'ai eu la chance de rencontrer un jour et avec lequel j'ai partagé quelques moments d'intimité, chez lui, dans sa villa d'Anfa ; celui avec qui j'ai bavardé et écouté de la musique quand je l'ai un jour conduit à bord de ma vieille Ford Escort à un rendez-vous au Ministère de la Culture à Rabat ; et enfin celui qui s'est prêté de bon cœur au jeu de l'interview et qui m'a permis d'enregistrer quelques heures de conversation inoubliables en vue de la rédaction de ma thèse.
Quand je puise dans ma mémoire, le premier souvenir qui me revient est celui du premier coup de fil que je lui ai passé alors qu'il ne me connaissait ni d'Ève ni d'Adam, un lundi du début de l'année 2000, le cœur serré, plein d'appréhension, puisqu'on m'avait à maintes reprises averti que le bonhomme pouvait être désagréable et qu'il n'hésiterait pas m'envoyer balader. Je prends mon courage à deux mains et je compose le numéro de téléphone. Au bout du fil, une voix puissante me répond. C'était lui en personne. Essayant tant bien que mal de ne pas perdre mes moyens, je lui explique ma situation de thésard désirant faire un travail sur le théâtre marocain d'expression française et lui fais part de mon souhait de rencontrer celui qui avait à son actif le nombre le plus important de pièces marocaines d'expression française. En guise de réponse, il me pose une seule question : quels étaient les titres des pièces françaises qu'il avait écrites ? Heureusement que je les connaissais par cœur. Satisfait de ma réponse, sans autre commentaire ou précision, il me donne rendez-vous à 15 heures chez lui. Un sentiment particulier m'envahit alors, un mélange de joie, puisque j'allais enfin rencontrer Tayeb Saddiki en personne, et d'affolement car je n'avais aucune idée de l'endroit où il habitait.
Et le festival saddikien
se déclencha...
Le deuxième souvenir remonte au milieu de l'année 2006. Je me vois chez lui, à Mahjouba sa villa d'Anfa. Lui, assis sur une chaise, derrière une table carrée en guise de bureau, un cigare dans la bouche, un stylo à la main, une télécommande grise posée à sa gauche et une vieille télévision lui faisant face. Moi, un peu plus à l'aise car cela faisait un plus d'un an que je le connaissais, mais un peu tendu quand même, car même s'il ne me regardait pas, donnant l'impression d'être concentré sur ce qu'il était en train d'écrire ou de dessiner, ses oreilles étaient aux aguets. Toujours en attente de ce que son interlocuteur allait dire. Ce qui mettait la pression sur celui-ci et l'obligeait à tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de dire un mot. Et dès que la perche était tendue, la parole fusait et le festival saddikien se déclenchait.
Quelques minutes après avoir posé ma première question, le maître me raconta ses débuts, ses rencontres avec les plus grands, d'abord ceux qu'il admirait, Jean Vilar le « grand », Patrice Cherault qui lui avait fait découvrir Beckett, Ionesco, al Hamadhâni, Molière, Aristophane, puis quelques hommes politiques : Yasser Arafat, dont la fameuse photo largement diffusée qui immortalise leur rencontre , le Shah d'Iran, Jacques Lang qui lui a décerné la médaille de Chevalier des Arts et des Lettres...et puis le roi Hassan II dont il était fier de montrer la photocopie d'un chèque signé de sa main, et dont il camouflait soigneusement le montant. Driss al Basri, l'ancien ministre de l'intérieur fait lui aussi partie des personnalités qu'il aimait citer, surtout pour raconter la fameuse anecdote selon laquelle la vocation du jeune Driss s'est déclarée dès son plus jeune âge, depuis qu'il a commencé à jouer avec la « zerouata » (le gourdin) de son père qui était un gardien de prison...Il me racontait ses voyages, ses tournées avec différentes troupes et des anecdotes par centaines. Un flot de paroles charriant une impressionnante quantité de souvenirs. Un pan de l'histoire du théâtre marocain se jouait devant moi. Quand Tayeb était de bonne humeur, la rencontre se transformait en un spectacle dont il était le metteur en scène, l'animateur et le personnage principal. Il savait chanter, mimer la façon de parler d'un grand nombre de personnalités et surtout, ce qui m'a toujours fait rire, imiter l'accent tunisien. Les langues aussi étaient en fête, car il était capable, avec une aisance déconcertante, de naviguer entre l'arabe classique, le français, l'arabe dialectal et même l'hébreu, vestige de sa Mogador natale.
Avec Tayeb, il fallait aussi être prêt à l'inattendu. Il pouvait toujours, à n'importe quel moment, par un geste, une phrase ou une réflexion, vous surprendre. Et ce fut le cas par exemple quand je lui ai demandé de me monter une photo d'André Voisin. Celui qui l'avait formé à ses débuts et grâce à qui il avait découvert le théâtre. En guise de réponse, il m'invita à aller aux toilettes. Je croyais qu'il blaguait mais devant son air on ne peut plus sérieux, je m'exécutais. Et quelle fut ma surprise quand j'ai découvert la photo d'André Voisin accrochée à l'un des murs des toilettes ! D'ailleurs, elle n'était pas la seule, d'autres, de différentes personnalités et célébrités lui tenaient compagnie.
Puis, malgré l'ambiance grivoise et détendue, Tayeb ne perdait jamais le nord, car il savait que j'étais là pour mes recherches et pour récolter les informations nécessaires à la rédaction de ma thèse. Il changeait de mine et prenait soudain un air sérieux et grave pour me demander ce que je voulais savoir d'autre et de quoi j'avais encore besoin. Il n'hésita pas à m'ouvrir ses archives et me donner quelques manuscrits de ses pièces qui ont fait date dans l'histoire du théâtre marocain. Je me souviendrai toujours de ce moment indescriptible quand j'ai tenu dans mes mains les manuscrits d'En attendant Mabrouk, d'Al Mousadafa, d'al Warith, la toute première pièce qu'il avait adaptée avec feu Ahmed Tayeb al-Alj, l'autre grand homme de théâtre qui nous a quittés il y a quelques années. D'ailleurs quand j'ai pour la première fois mentionné le nom de cet auteur, Tayeb Saddiki a tenu à faire une mise au point en me précisant que le vrai prénom d'al Alj était Ahmed et non pas Tayeb, prénom qu'il n'ajouta à son nom que bien ultérieurement... À bon entendeur salut!
Puis, la nuit tombée, un visiteur du soir nous rejoignit. C'était Salamat, le fidèle compagnon de route, rebaptisé par Tayeb « sananat » à cause des dents qu'il venait de perdre. Il fut ce soir-là, la tête de turc de Tayeb qui prenait un malin plaisir à le taquiner et lui rappeler quelques souvenirs et situations comiques vécues au sein de Masrah Ennas qui ne mettaient pas vraiment Salamat en valeur.
Complice, discrète mais non moins présente, Amina nous couvrait de sa bienveillance. Telle Sancho avec Don Quichotte, elle fut avec Tayeb, depuis le début, de toutes les batailles. D'ailleurs quand le poids de l'âge commença à peser sur les épaules devenues frêles de Tayeb et quand sa mémoire commença à fléchir, c'est elle qui comblait les trous et ravivait la flamme.
Enfin, mon dernier souvenir remonte à ma dernière rencontre avec si Tayeb, il y a un an, dans sa nouvelle villa de California. Il n'était plus le Tayeb que j'avais connu il y avait dix ans. Les cheveux ont blanchi, la voix a gardé le même grain mais était devenue moins puissante, la verve toujours présente mais l'articulation plus laborieuse, le regard un peu vague, la mémoire incertaine ; mais le cigare, souvent éteint, est toujours là ; il n'était pas rare d'assister à quelques fulgurances quand il se mettait d'un coup à réciter un poème ou une réplique, et comme par magie, cette voix puissante qu'on lui connaissait, d'un coup, ressuscitait ; le sens critique et la malice eux aussi étaient toujours là car, lui, l'amoureux des langues et des mots, ne ratait pas l'occasion de tourner en ridicule et de pointer d'un air amusé, les bêtises que certains journalistes ou présentateurs télé proféraient depuis le petit écran, toujours à sa place, les tenant en ligne de mire. Il notait même quelques perles sur ses feuilles. Il ne s'est jamais départi de l'humour et du sarcasme. Je me rappellerai toujours le fou rire qu'il provoqua en moi quand il répondit à ma question. « Est-ce que le théâtre de la Baraque était entièrement construit en bois ? » « Non, me dit-il avec un air sérieux, il était fabriqué en peau de chèvre ! ». Et bien sûr, le théâtre, sa raison de vivre, son amour, son jardin, son « Mogador »n'était jamais loin, toujours à portée de main, au coin d'une réflexion ou à la lisière d'une phrase. Quand je lui présentai un exemplaire de la revue de théâtre Horizons/théâtre que je dirige, il prit sa loupe et commença à lire d'un œil attentif et scrutateur quelques articles, malgré une vue qui a largement baissé. Cette soirée-là, j'étais accompagné de mon père. Amina, fidèle toujours là, attentive, protectrice, avait invité un groupe de musiciens qui jouait des morceaux de Nass al Ghiwane. Il aimait la musique, Tayeb, surtout celle de Nass al Ghiwane. De temps en temps il interrompait l'écriture, car les derniers temps, il utilisait de petites feuilles rectangulaires, telles des morceaux de tissu blanc, qu'il brodait à coup de calligraphie, de dessins, de mots et de traits bien droits qu'il exécutait à l'aide d'une petite règle. Il s'arrêtait alors et de sa faible voix, accompagnait les musiciens ; on voyait dans ses yeux passer une brise de nostalgie et un soupçon de fierté, car, comme il le chuchota à mon père, alors que le groupe entamait la chanson d'al Hal : « ça, c'est moi !!! ». Je me souviens aussi de sa triste voix, triste et mélancolique, quand il évoquait son projet, son rêve, son espace théâtral qu'il peinait à mettre sur pied. Quand il y pensait, il se mettait en colère et lançait à qui voulait l'entendre qu'il en avait assez de ce tunnel dont il ne voyait pas le bout et qu'il préférait se débarrasser de cet espace et vendre ce qu'il en restait. C'est dommage Tayeb, le hasard de la vie a fait que tu es né dans un pays qui ne reconnaît ni ses braves ni ses artistes.
Puis, petit à petit la fatigue s'emparant de lui, sentant s'approcher le temps du repli et du repos, il demanda à Amina où étaient ses enfants et ses petits-enfants. Comme si c'était la dernière image qu'il voulait garder à l'esprit avant la retraite. Amina l'accompagna à sa chambre. La musique s'arrêta, les lumières s'éteignirent, les musiciens quittèrent les lieux, Amina revint pour nous accompagner à la sortie, nous dit au revoir et nous remercia pour la visite qui faisait toujours plaisir à son Tayeb... La nuit était bien avancée, le rideau tomba sur ma dernière journée en compagnie de Tayeb Saddiki.
Bordeaux, le 9 février 2016


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