L'esthétique du chaos est provoquée par l'état de trouble et les agitations extérieures engendrées par la crise. Il semble, toutefois, que toute destruction préméditée n'est que provisoire. Passé cet état de trouble et de délire, les nouvelles règles proposées doivent s'établir. C'est ce qu'avaient compris les futuristes soviétiques, qui surent transformer leur récolte en mouvement révolutionnaire d'avant-garde Les constructeurs L'apologie du chaos finit dès 1915. Maïakovski, le poète inspiré déclara alors : « Nous considérons le premier point de notre programme, la destruction, comme pleinement atteint. Aussi ne vous étonnez pas si aujourd'hui vous ne nous voyez plus avec des hochets dans nos mains mais des plans de constructeurs ». Dans la même voie, Tatlin souligna : « Innover, c'est toujours répondre aux besoins et aux efforts d'une collectivité et non d'un individu ». C'est alors qu'enflammés par leur engagement politique, les constructeurs soviétiques cristallisèrent leur époque révolutionnaire, désirant inventer les mécanismes et les règles d'un rêve commun, pendant que les futuristes italiens continuaient de produire leurs manifestes enragés. Les utopistes soviétiques trouvèrent dans le suprématisme de Malevitch une voie déterminante pour réaliser un art conforme à la société, en appliquant les formes géométriques simples mais dynamiques en architecture et dans le design du produit, ainsi que dans les arts de la propagande. Devant eux, aussi, en Hollande, s'élabora De Stijl, un art vigoureux et ferme, issu de la vision moderne. Seulement, Rodchenko et les autres visionnaires considéraient que les recherches de De Stijl étaient statiques, répondant aux besoins de la bourgeoisie réactionnaire, alors que les recherches russes, même avant la révolution politique, surtout celles du rayonnisme et du suprématisme, se manifestaient par des formes dynamiques, comme l'oblique et le cercle ou la spirale. Ainsi, la scission se démarqua entre le fonctionnalisme occidental développé par De Stijl et le Bauhaus, et le constructivisme soviétique. L'art au service du pouvoir Avec à leur tête Malevitch, les constructeurs révolutionnaires s'acharnaient à découvrir un nouveau langage appliqué à la production d'objets, mettant en synthèse l'art et l'industrie au service de la propagande soviétique. Avec la fondation du Bauhaus à Weimar en 1919, s'organisa à Vitebsk OUNOVIS (Promoteurs de l'Art nouveau). Dans cette dynamique de groupe, El Lissitzky mit en liaison Malevitch et les constructivistes, afin de réaliser un art nouveau à partir des formes suprématistes. Comme Gropius, Malevitch concevait le bâtiment comme une voie ultime : « Nous aimerions bâtir le monde suivant un système non-objectif, se détachant de plus en plus de l'objet, comme la création du monde par le Cosmos ». Visionnaire dans sa démarche, il inspirera par ses traités sur les formes dynamiques les cours du Bauhaus, et par ses traités sur les formes dynamiques, les cours du Bauhaus, et par ses « Architectonnes », il influencera les plans des bâtiments du Bauhaus de Dessau, et même, cinquante ans plus tard, les architectes de la déconstruction se référeront à ses études. Quant à Tatlin, père spirituel du constructivisme, plus proche des préoccupations de l'ingénieur que ne l'était Malevitch, sera le protagoniste de la culture du matériau, intégrant la conception industrielle dans ses travaux. Le symbole le plus ingénieux du constructivisme est resté malencontreusement en état de maquette : c'est la Tour dédiée à la IIIème Internationale, conçue par Tatlin, une gigantesque tour dynamique en double spirale, achevée en 1920, symbolisant, avec sa vision ascensionnelle, la modernité révolutionnaire montante dans son utopie futuriste. La mort de l'art Cependant, sous l'emprise du régime soviétique, deux courants apparurent dans le constructivisme ; le premier, annoncé par les frères Gabo et Pevsner, dont le Manifeste réaliste se vouait à l'épuration de l'art conçue dans l'espace urbain ; le second annoncé par Rodchenko et Tatlin, se préoccupait d'un art social immergé dans la production industrielle. Avec l'émigration des deux frères en Allemagne, le deuxième courant, le productivisme, se développa en une phase radicale, selon une optique utilitariste. Ses tenants annoncèrent dans leur élan, la mort de l'art, dernier vestige, selon eux, de la culture bourgeoise. Le productivisme fut soutenu par le Proletkoult et la revue LEF. Sous l'autorité morale de Maïakovski, ce mouvement radical fut défendu par les artistes de gauche de cette revue. Ces artistes se consacraient à un travail impersonnel, vide de toute émotion, tout en produisant des objets multifonctionnels. Se vouant à la propagande idéologique les productivistes délaissèrent toute création ; Maïakovski abandonna la poésie pour se lancer dans cette propagande à travers des slogans, ainsi que le cinéaste Djga Vertov qui s'arrêta de réaliser des films de fiction, pour produire des documentaires en faveur de la révolution soviétique. Une nouvelle vie se projeta avec les formes froides et austères du constructivisme radical. Des bâtiments d'Etat furent construits comme le Palais du Travail à Moscou. Ce constructivisme sera dominant partout, jusqu'à la crise économique qui annonça la fin de l'utopie et de l'idéal humaniste, sous le régime stalinien. Avec le suicide du poète Maïakovski, l'avant-garde fut paralysée. Le futurisme était brandi par les fascistes italiens ; le Bauhaus ferma ses portes définitivement en Allemagne sous la pression nazie. L'Europe entière fut sous l'emprise du totalitarisme. Le maître de l'école de Francfort, Théodore W. Adorno, écrit avec amertume : « les jérémiades sur le prétendu terrorisme intellectuel du modernisme ne sont que mensonge ; elles couvrent le terrorisme du monde auquel l'art se refuse ». Avec le totalitarisme dominant en U.R.S.S. et en Europe, l'art va s'exiler aux Etats-Unis. Là, les styles modernes conçus par les théoriciens et les designers de Moscou, de Berlin, de Rome ou de Paris, trouveront d'autres directions, d'autres synthèses. Là, s'élabore le rêve américain.