L'histoire de l'art nous a appris que la synthèse des formes et des idéogrammes tend vers l'épuration qui s'épanouit dans l'abstraction. Seulement, les objectifs de l'épuration diffèrent de cet ancêtre lointain qui a tracé ses mystérieux blasons abstraits sur les parois des grottes paléolithiques, à cet inventeur de l'alphabet phénicien, ou à cet artiste musulman qui a opté pour une abstraction spirituelle. L'Europe, héritant sa culture de la Grèce antique, n'a pu se détacher de la représentation de l'objet qu'au prise de multiples efforts accomplis par les artistes novateurs qui ont tendu vers l'épuration de l'art, avec une liberté consciente, loin de toute intervention sauf celle de l'engagement artistique. Les débuts de l'abstraction L'impressionnisme a ouvert les horizons de la création sur des divergences artistiques, inspirant ainsi aux premiers mouvements du XXème siècle l'épuration de la couleur, de la forme, du mouvement et de la lumière. Avec le Russe Kandinsky, c'est l'épuration des concepts de l'art qui devient nécessaire. En 1895, dans une exposition des impressionnistes à Moscou, en contemplant la Meule de foin, de Monet, Kandinsky s'est demandé si la peinture n'aurait pu acquérir la même liberté que la musique ? Quinze ans plus tard, il réalisa sa première aquarelle abstraite, et écrit son livre capital, « Du spirituel dans l'art », où il exprime sa conception audacieuse et spirituelle. Selon lui, la « nécessité intérieure » détermine l'œuvre. « Une œuvre d'art, écrit-il, consiste en deux éléments, l'intérieur et l'extérieur. L'intérieur est l'émotion dans l'âme de l'artiste ; cette émotion a la capacité d'éveiller une émotion similaire dans l'âme de l'observateur... L'élément intérieur, c'est-à-dire l'émotion, doit exister ; autrement, l'œuvre d'art n'est qu'une tromperie. L'élément intérieur détermine la forme de l'œuvre d'art ». Avec Kandinsky, l'art abstrait devient l'entreprise la plus audacieuse et la plus significative de l'art du XXème siècle. Dans ce mouvement, qui va devenir tout un courant, les artistes excluent toute représentation de la réalité extérieure et conçoivent la peinture ou la sculpture comme un pur agencement de formes et de couleurs susceptibles d'éveiller l'émotion esthétique. Loin de l'art décoratif, cet art s'affirme comme une libération totale de la création artistique, et comme réaction radicale contre l'académisme encore dominant au début du XXème siècle. La conception abstraite est due en grande partie aux Russes, peuple sans grande tradition picturale, à l'européenne ; mais ils sont imprégnés d'une vision religieuse-orthodoxe ou islamique-hostile aux images, ce qui les sauve de ce grand attachement à la figuration qu'ont les Européens depuis l'art gréco-romain. La guerre de 1914 et la révolution russe en 1917 ont provoqué un exode massif d'artistes slaves en Occident, ainsi qu'un nouveau brassage des cultures. En dix ans, des mouvements et des écoles artistiques se sont créés en Europe ; le rayonnisme de Larionov et de Gontcharova, en 1910 ; l'orphisme de Delaunay en 1913 ; le suprématisme de Malevitch en 1915 ; le constructivisme de Tatlin et de Rodchenko, la même année ; le néoplasticisme de Mondrian qui animera la revue De Stijl en 1917, et qui sera le parrain du Bauhaus, fondé en 1919. Le degré zéro de la création Kandinsky resta fidèle à son « principe de la nécessité intérieure », inspirant plus tard des tendances de plus en plus lyriques. Seulement, en se fondant sur ses œuvres, d'autres artistes choisirent des conceptions antagoniques à la sienne, tout en élaborant un « principe de la nécessité extérieure ». Voulant s'affranchir de la tragédie humaine et des émotions individuelles, ils proposèrent un art pur, impersonnel et universel. Optant pour l'annihilation de toute représentation figurative, cette recherche trouvera son aboutissement chez Malevitch qui affirma que la réalité dans l'art n'est autre que l'effet de la couleur sur les sens. Il exposa en 1913 son Carré noir sur fond blanc, voulant soutenir que l'expression suscitée par ce contraste était le fondement de tout art, tout en déclarant : « Je me suis transfiguré dans le zéro des formes et suis allé au-delà du zéro vers la création ». Il donna à sa recherche le nom de « Suprématisme », c'est-à-dire au-delà de tout. Cette conception radicale dépasse par son audace et sa logique largement toutes les recherches effectuées avant lui. Selon lui, l'œuvre se réfère à elle-même ; il déclare : « La représentation d'un objet en soi est une chose qui n'a rien à avoir avec l'art. Pour le suprématisme, le moyen adéquat est celui qui exprime le plus entièrement le sentiment pur et qui ignore l'objet tel qu'il est habituellement adopté ». L'aboutissement de cette pensée sera la réalisation du « Carré blanc sur fond blanc », en 1918. C'est le nihilisme total. Le constructivisme Dès 1913, en Russie, trois points de vue antagoniques existèrent : le point de vue de Kandinsky tendu vers le sensible, celui de Malevitch axé sur le purisme, et celui de Tatlin situé sur le constructivisme. La révolution russe fit revenir à Moscou plusieurs artistes novateurs, dont les deux frères, Gabo et Pevsner. Avec eux, se produisit la fusion d'une vision artistique et d'une méthode scientifique. Se défendant d'être qualifiés d'artistes abstraits, et s'élevant contre l'emploi du terme d' « abstraction » en art, les deux frères acceptèrent le point de vue non-objectif de Malevitch, et cherchèrent une conception de l'art plus spatiale et plus dynamique. Rejetant aussi le point de vue fonctionnaliste de Tatlin et de Rodchinko, Gabo explique : « Le groupe de Tatlin réclame l'abolition de l'art, sous prétexte qu'il s'agissait d'un esthétisme dépassé appartenant à la culture de la société capitaliste, et appelait les artistes à faire des choses utiles à la vie matérielle de l'être humain, à fabriquer des chaises et des tables... Nous étions opposés à ces idées matérialistes et politiques sur l'art et surtout à cette sorte de nihilisme ». En publiant leur manifeste en 1920, les deux frères optèrent pour une synthèse de l'art, affirmant que « l'art sera toujours vivant, en tout qu'expression indispensable de l'expérience humaine », et que « l'espace et le temps constituent l'épine dorsale des arts constructifs ». Leur rêve fut dissout sous le dirigisme des Soviets, ainsi que celui de tous les novateurs. En 1922, Gabo partit pour Berlin ; son frère Pevsner le rejoignit en 1923. A la même année, Kandinsky s'en alla pour enseigner au Bauhaus. Ceux qui restèrent, devinrent, comme Tatlin, des dessinateurs industriels, ou comme Malevitch, sombrèrent dans la pauvreté et l'oubli. Cette synthèse de l'art et cette fusion de l'art et de la science seront articulées en Hollande avec De Stijl, et formées en Allemagne avec le Bauhaus. De son côté, le régime soviétique nouvellement établi, ne veut qu'un art de propagande, supprimant toute liberté d'expression, tout en condamnant tous les arts novateurs, en les taxant « d'arts dégénérés ».