Superstar mondiale, le pontife argentin est contesté à l'intérieur de l'Eglise par certains catholiques, bousculés par son style et son approche non conformistes. Comme lorsqu' il a dénoncé les «maladies» menaçant la curie romaine. Ce 29 novembre, la médiation historique menée par le pape entre les Etats-Unis et Cuba est encore un secret très bien gardé. On se bouscule pour assister à la messe du pontife argentin dans la cathédrale du Saint-Esprit, à Istanbul. François est en voyage officiel en Turquie, à l'invitation du patriarche orthodoxe Bartholomée Ier. Amène à l'égard du président Erdogan, il fournit aux médias du monde entier le cliché dont ils rêvaient -un souverain pontife priant au côté du Grand Mufti dans la Mosquée bleue- et s'apprête maintenant à saluer ses fidèles stambouliotes. Dans la petite cour menant à la cathédrale, le consul du Brésil s'avance pour saluer Sa Sainteté. François se tourne vers le diplomate et lui lance, l'oeil blagueur: «Alors, c'est qui, le meilleur joueur de foot, selon vous? Maradona ou Pelé?» Quel que soit leur degré d'attachement au ballon rond, certains cardinaux rompus aux moeurs policées de la curie ont dû sourire jaune en entendant l'anecdote. «Encore une excentricité de ce pape latino à la langue trop bien pendue!» auront pensé les plus sensibles au protocole. «Encore un coup de canif à la dignité de la fonction papale», auront grincé les plus amers. Irrités par le style décontracté de ce pape, qui marie sans façon des couples de concubins à la basilique Saint-Pierre et se garde bien de faire la morale à ses ouailles, certains ne se cachent plus pour le critiquer ouvertement. Jusqu'au plus haut de la hiérarchie vaticane. Que des rumeurs circulent sur le pontife en place, la chose n'est pas nouvelle. «On disait de Paul VI, pape du concile Vatican II, qu'il était homosexuel et franc-maçon», sourit un Monseigneur blanchi sous le harnais romain. Mais qu'un préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi -le gardien du dogme- ose reprocher au souverain pontife, après le récent synode sur la famille, d'»avoir fait beaucoup de mal» en ne prenant pas position, l'outrecuidance est peu banale. Le cardinal Raymond Burke a osé, qui préside dé sormais aux destinées de l'ordre de Malte, loin de la curie. Moins politiquement sensible, mais tout aussi inconcevable: en septembre dernier, un évêque du Paraguay, Rogelio Livieres Plano, envoyait une lettre de protestation à son supérieur du Vatican, après avoir été relevé de ses fonctions pour son excessive clémence envers son vicaire général, accusé de pédophilie. Perdu pour perdu, le prélat carbonisé se lâchait: «Le pape devra rendre des comptes devant Dieu.» Mettre les vraies questions sur la table Nul doute que la petite phrase est arrivée jusqu'aux oreilles du pape. En cette matinée de décembre, le ciel romain est à l'image du pontificat bergoglien: contrasté. Dans les boutiques du Borgo, à deux pas du Vatican, le visage bienveillant du pape François se décline jusqu'à plus soif sur les porte-clefs, magnets ou blocs-notes à touristes. Il faut s'éloigner des librairies longeant la via de la Conciliazione pour trouver le brûlot d'Antonio Socci: «Non è Francesco» (Ce n'est pas François). Selon le journaliste italien, l'élection du pontife argentin est canoniquement nulle en raison d'un vice de forme -une feuille blanche glissée par erreur dans l'enveloppe de l'un des cardinaux électeurs au cinquième tour du conclave, qui a contraint les prélats à revoter. L'auteur y dépeint le pape en dangereux progressiste, sur le point de faire vaciller l'Eglise... Pas de quoi, semble-t-il, émouvoir François. Ce jésuite «un po furbo», comme il l'a confié lui-même, a intérêt à faire sortir ses adversaires du bois, pour mettre les vraies questions sur la table, dans un exercice de collégialité souhaité par un large secteur de l'Eglise. «Il est normal que des points de vue divergents s'expriment ; c'est le contraire qui me semblerait anormal», a ainsi commenté le pape en début de mois dans un entretien au quotidien argentin La Nacion, à propos du synode agité sur la famille. De cette rencontre entre évêques du monde entier, François n'est pas sorti aussi affaibli qu'on le pense. Certains cardinaux ont bien crié à la manipulation après la publication d'un rapport intermédiaire trop libéral à leur goût. Mais sur les 62 articles discutés, seuls 3 -ceux portant sur l'accueil des divorcés remariés privés de communion et celui évoquant les «dons et qualités des homosexuels»- n'ont pas obtenu les deux tiers des voix permettant leur adoption. A Rome, il n'a échappé à personne que ces articles, symboles de l'ouverture de l'Eglise à la modernité, avaient recueilli la majorité simple. François les a d'ailleurs remis d'autorité au programme de la seconde partie du conclave, prévue en octobre prochain. «Il a fait d'un coup, glisse malicieusement un responsable jésuite. Normalement, le règlement synodal ne le permet pas.» Un manager en soutane blanche Le message est clair: opposition ou pas, le pape du Nouveau Monde veut faire bouger les lignes. Dans son vaste bureau baigné de soleil, l'un des cardinaux les plus influents du pontificat se laisse aller à la confidence: «Ce synode a créé des attentes fortes et, d'une certaine façon, le pape nous met la pression. Une nouveauté doit surgir de l'issue de ce synode. Mais, poursuit cette Eminence vêtue d'un pull et d'un pantalon noirs comme un simple curé de paroisse, il faut savoir parler au peuple sans sombrer dans la démagogie. Un pape ne peut pas dire et faire n'importe quoi: il doit préserver la qualité de l'Eglise, qui repose sur son unité et sa doctrine.» François sait sa marge étroite ; il connaît aussi ses atouts. Vingt mois après son élection, sa popularité reste énorme, encore renforcée par son coup d'éclat diplomatique cubanoaméricain. Pape de l'Evangile, son message est inattaquable. Et il peut miser sur son sens politique. Les Africains n'ont pas apprécié la tonalité trop libérale du synode? Le pape argentin intègre l'un d'entre eux, le cardinal Napier, dans la commission de préparation du «second round». Les cardinaux Pell et Müller se sont plaints, eux aussi? Leur «bronca» n'a pas empêché le premier de continuer à présider la nouvelle et stratégique secrétairerie des finances, chargée d'assainir la gestion du Vatican, et le deuxième d'être maintenu à la tête de la puissante Congrégation pour la doctrine de la foi. «Le pape nomme les gens en fonction de leurs compétences et de leur énergie, pas de leurs idées, souligne Marco Politi, auteur de François parmi les loups (1). Son conseil des neuf cardinaux, qui l'aident dans la réforme de la curie, inclut des conservateurs, comme le cardinal Pell, des ‘centristes' et des progressistes.» Difficile, dès lors, de mettre en doute sa volonté de consulter tous azimuts. Difficile, aussi, de l'accuser de ne rien réformer dans la curie. La secré tairerie de l'économie a épuré les comptes de l'Institut pour les oeuvres de la religion et rationalisé la gestion des finances du Vatican. Une majorité de conseils pontificaux devraient être intégrés dans les dicastères (ministères). Enfilant sans ciller l'habit du manager sous sa blanche soutane, le pontife de 78 ans a également fait appel aux meilleurs experts internationaux, évincé des prélats incompétents, décrété la fin des remplacements d'employés partis à la retraite... Et nommé un secrétaire d'Etat à l'excellente réputation, Pietro Parolin, dont il peut être sûr qu'il ne le court-circuitera pas, comme le fit le bras droit de Benoît XVI, le cardinal Bertone, avec le vieux «Professore». François consulte d'ailleurs régulièrement son prédécesseur, une attention à laquelle les ratzingériens «centristes» ne peuvent qu'être sensibles. Sous ses dehors chaleureux, Jorge Bergoglio est aussi un homme à poigne. Lorsqu'il dirigeait le Colegio Maximo de San Miguel, dans les années 1980, il avait instauré une discipline de fer. «Pour sortir, on devait demander la permission, raconte le père Humberto Miguel Yanez dans l'excellente biographie de la journaliste Elisabetta Piqué, Francisco. Vida y revolucion (2). On n'était pas enfermés, mais [...] il fallait qu'on sorte pour une raison précise, et lui [Bergoglio] savait où nous étions.» «Les catholiques au profil, disons ‘classique', sont troublés par ce pape» Durant sa carrière, le «padre Bergoglio» ne se contente pas d'arpenter les bidonvilles: il affronte une dictature militaire, un scandale financier à l'archevêché de Buenos Aires, une menace de schisme dans la Compagnie de Jésus, déchirée par la théologie de la Libération, et deux ans d'exil sur ordre de sa hiérarchie dans un trou perdu d'Argentine. De quoi tanner le cuir d'un futur pontife aussi doué pour se faire des ennemis que des amis. Très tôt, les conservateurs le trouvent trop mou sur la doctrine, et les progressistes, trop raide. Dès la décennie 1990, certains prélats argentins font le voyage à Rome pour discréditer auprès de Jean- Paul II ce Bergoglio si inclassable et hermétique que certains le surnomment «la Joconde». Aujourd'hui, les mêmes «loups» rôdent. Mais plus que d'une meute de prélats putschistes, c'est plutôt d'un troupeau de catholiques dé sorientés par la tonalité du pontificat, à Rome comme ailleurs, qu'émane le fond de la contestation. «On observe un mécontentement diffus, relève le vaticaniste Jean-Louis de la Vaissière (3). Les catholiques au profil, disons «classique'', sont troublés par ce pape qui préfère entrer en dialogue avec les personnes pour leur faire comprendre la vérité de l'Eglise plutôt que d'affirmer celle-ci haut et fort. Pour eux, c'est une forme de lâcheté et une dilution de l'Evangile dans un humanisme passe-partout.» Sans compter les assauts répétés du pontife argentin contre le capitalisme, très mal perçus aux Etats-Unis. A la curie, on goûte assez peu ses philippiques récurrentes contre les «évêques mondains» et l'on s'inquiète de ses réformes qui bousculent des décennies de routine. Lundi, il a d'ailleurs dressé la liste des maux qui la menancent -»Alzheimer spirituel, fossilisation mentale, têtes d'enterrement»- dans un discours illustrant son intransigeance. «Je préfère avancer tel que je suis», réplique calmement François le mystique dans son entretien au quotidien La Nacion. «Je n'ai pas peur.» Où qu'ils soient, les «loups» sont prévenus.