Les œuvres poétiques en arabe d'Ahmed Barakat (1960-1994), mort à l'âge de 34 ans, viennent d'être publiées, rassemblées en un seul volume (publications du ministère de la Culture 2014). Il s'agit de trois recueils «al-Bidayat» (Les prémices) (1979-1983), «Abadane lane oussaïda az-zilzal» (Jamais je n'aiderai le séisme) (1991) et «Dafatirou al-khoussrane» (Cahiers de la débâcle) (1994). L'ouvrage était attendu pour le salon du livre de Casablanca (mars 2014), sa présentation figurant au programme, mais il n'a pu paraître que des mois plus tard. La parution intervient un peu comme une commémoration du vingtième anniversaire de sa disparition survenue le 9 septembre 1994. En ouverture du recueil, une présentation biographique, sous forme de témoignage, est réalisée par le frère cadet du poète, le nouvelliste et journaliste Abdelali Barakat sous l'intitulé : «Le poète à la rose pleine de reproches pour le monde». Le texte de Abdelali Barakat atteint un ton de vérité émouvant tant il colle au réel intimement, sans affectation, en allant jusqu'au bout de la description rapprochée, pleine de détails concrets pour cerner les contours d'une vie qui avait pris sa part d'enthousiasme de création, de rêve, d'amour, de blessures et de déceptions. Abdelali Barakat sait relater, avec une désarmante simplicité, en mettant en exergue l'humanité compassionnelle du poète au regard inlassablement tendu vers des idéaux et valeurs d'un suprême bien. Le parcours d'écriture du poète avait débuté par des poèmes aux accents militants révoltés contre les inégalités et d'autres tendrement romantiques fin années 1970 et début années 1980. Le don de soi fondait la démarche d'écriture de cette première époque et qui allait s'affiner avec le temps : « J'avais écrit quand je connus l'amour, J'écrirais demain quand riront les démunis de ce pays». Par la suite, le style du poète s'épurant, bifurque vers une écriture de la maturité plus dense, plus complexe, moins directe, pleine d'interrogations, teintée d'une gravité anxieuse, tendant parfois vers un certain symbolisme hermétique par jeu d'ellipse et de paradoxe avec toujours des illuminations de sens. La forme devient lapidaire, certains poèmes prennent la forme du haïku. Parmi les poèmes il en est qui brossent finement, d'un trait, un tableau de l'absurdité de l'existence avec une dérision corrosive comme « Achia' » ( Choses ), « Nachid al-qasswa » ( Hymne à la cruauté ) etc. Le poète maintient toutefois contre vents et marrées le cap de l'espoir. L'âme résistante du poète en est le parfait garant. Dans le lot on ne manque pas de noter des poèmes qui évoquent l'espace de Casablanca, ses artères comme le boulevard El Fida, ses places avec des fois une transparence de sens et de logique apparente mais qui en dit long sur la profondeur de vision empathique du poète. Ainsi entre autres, un poème, «La tour de Sidi Allal Qarouani», écrit sans doute dans les années 1980, évoque la Sqala de la médina de Casablanca qui «n'a cure des trous de lumière dans le mur du paquebot» emblème du voyage aventureux, pour ensuite pointer du doigt la déréliction d'un marin «buvant l'alcool des jours» et d'un autre «égrenant les lettres du récit». Les poèmes d'Ahmed Barakat il en est de célèbres comme « Nachid al-mountahirine » (Hymne des suicidés). Ils requièrent rumination pour atteindre les notes d'une musique intérieure qui est propre au poète si sobre qu'il se contente de peu, mais un peu qui n'en est pas moins inestimable. « Le poète acquiert le monde à un prix bien modique, Il choisit une terre à l'étendue d'un cœur Il cherche le ciel le plus beau Et une voie plus coûteuse que l'or» Errance et résistance On apprend dans la présentation précitée, la vie du poète dans le quartier d'Ain Chok, au sud de Derb Soltane, dans une famille de quatre enfants dont il était l'aîné. Il semblait qu'il était extraverti, expansif. A preuve sa passion pour les matchs de foot auxquels il tenait à assister avec son frère Ali qu'il emmenait avec lui, juste pour « se rincer les yeux » aux pelouses vertes de stade d'Honneur. Il était fan du Widad et le foot il aimait aussi le pratiquer mais en gardien de but uniquement. Il semblait en avoir le gabarit. Sa passion pour le théâtre était celle d'un acteur. Il avait découvert cette passion aux côtés des copains, à la Maison de jeunes de Bouchentouf à laquelle il se rendait à pied en venant d'Ain Chok, quartier Inara. La famille habitait à proximité de la faculté d'Ain Chok où il allait plus tard faire des études de littérature arabe sans les achever. Il aimait jouer au sein de troupes dont celle de Houri Houssine. Abdelali précise qu'il l'avait vu à l'œuvre, notamment au théâtre de la salle des fêtes avenue des FAR à Casablanca. Un incident lui est arrivé avec sa grand-mère « la gardienne de la maison » parce qu'il voulait emporter une couverture de lit en guise de décors du théâtre. Chacun des membres de la troupe travaillant sans aucun soutien, devait s'évertuer à apporter des objets pour décorer la scène. Comme la grand-mère s'y opposait, il s'est mis à cogner sa tête de rage contre le mur jusqu'à ce que la grand-mère cède enfin. Il y avait aussi son penchant précoce pour la lecture et l'écriture, ses longues veillées la nuit à lire au point de s'attirer les foudres de la grand-mère. Il aimait lire et écrire dans les cafés. On apprend aussi la publication de son premier texte dans le journal en arabe Bayan Al Yaoum organe du PPS en 1976, son parcours scolaire et universitaire marqué par son intérêt presque exclusif pour la langue arabe et la suspension de son cursus de licence de littérature arabe à la Fac de lettre d'Ain Chok pour se lancer dans le journalisme au journal Al-Alam et Bayane Al-Yaoum et la grande et perpétuelle précarité de la profession de journaliste pour l'aîné de la famille qui se sentit depuis toujours responsable des siens. Malgré cette extrême précarité, la passion d'écrire, d'informer en accompagnant l'activité culturelle notamment le théâtre amateur des années 1980 ne le quittera jamais. Il écrira aussi des articles sur les phénomènes sociaux, les tensions sociales explosives qui avaient entraîné les émeutes de Casablanca et Fès. Il participera à des débats littéraires comme l'écriture poétique féminine pour mettre en exergue la rareté des voix de femmes et la nécessité d'encourager ce courant. Il y avait aussi la gageur de concilier entre la poésie et le travail de survie harassant dans les journaux. Ahmed connaîtra l'amour et se mariera sans pouvoir se dépêtrer des difficultés matérielles. Parmi les tentatives de se sortir du pétrin son émigration en France en dégotant un passeport à une époque où ce document était hors de portée de la majorité. C'était pour essayer de changer la donne en travaillant en tant que peintre en bâtiment etc. L'expérience n'a pas trop duré car il devait revenir au bercail après une année d'absence seulement. Sa mort de tuberculose est attribuée en bonne partie aux conditions de prise en charge médicale désastreuses au sein de l'hôpital 20 Août à Casablanca. Il aurait pu être sauvé si les conditions s'y prêtaient. «Il avait besoin de soleil lui qui souffrait de tuberculose. Il a été décidé de l'admettre à l'hôpital 20 Août au service des tuberculeux, le service de l'enfer, c'est le nom qui lui convient ; là-bas nous étions témoins d'une situation cauchemardesque du fait que le médecin rarement le visitait et sa femme était seule à le prendre en charge pour les soins infirmiers...». Ahmed Barakat avait reçu le prix de la jeune poésie de l'Union des Ecrivains du Maroc en 1990 pour «Abadane lane oussaïda azzilzal». Le recueil «Dafatirou al-khoussrane» paraitra lui quelques jours après sa mort à l'occasion de la commémoration du 40ème jour.