Des commémorations du cinquantenaire de la disparition du grand savant Mohamed el-Mokhtar Soussi sont programmés à Casablanca, Marrakech et Taroudant. En toile de fond, le riche legs de l'auteur du « Maâssoul » dont 25 livres manuscrits qui ne sont pas encore publiés jusqu'à aujourd'hui, soit un demi siècle après la mort du grand a'lem, homme de lettres, poète, prosateur, historien. La première manifestation de la liste des commémorations vient d'avoir lieu à Casablanca avec un colloque organisé par l'Association Tagdicht Ait Abbas pour le développement et la solidarité sous le thème « Ida Ou Semlal itinéraire historique et apport pour la pensée », dimanche 23 février au Théâtre Mohammed VI. La deuxième aura lieu à la préfecture de Moulay Rachid, toujours à Casablanca, au mois d'avril prochain autour d'un ouvrage sur Mokhtar Soussi écrit par un professeur chercheur Mohamed Khalil, le premier à avoir réalisé une recherche sur Mokhtar Soussi au début des années 1980. La troisième et quatrième manifestations sont prévues à Marrakech et Taroudant. Un projet de musée est mené par une association pour être édifié au village natal de Mokhtar Soussi, Dogadir au sud de Tiznit. Au programme de la manifestation du 23 février plusieurs communications données par des enseignants chercheurs d'Agadir (Faculté de lettres et Faculté de la Charia), de Taroudant et de Tiznit sur le parcours de Mokhtar Soussi, sa formation, son engagement par ses travaux pionniers en matière de sauvegarde de la mémoire de toute la région du Souss et aussi sur l'Histoire de la région d'Ida Ou Semlal où il vit le jour en 1900. De même sur la tradition de culture savante de la région qui avait vu la naissance, depuis plusieurs siècles, de nombreux Ulémas et hommes de plumes et sur le rôle joué par les medersas nombreuses offrant une facette non négligeable de l'identité de la région etc. Parallèlement au colloque se tenait une exposition de manuscrits de Mokhtar Soussi aussi bien ses propres œuvres que des livres manuscrits d'autres auteurs qu'il gardait précieusement dans sa bibliothèque personnelle. Sans parler des correspondances de la famille d'Ida Ou Semlal. L'exposition était organisée par Abdelouafi Mokhtar Soussi, le fils de Mokhtar Soussi, chargé, au nom des héritiers du défunt, de la sauvegarde du legs familial en essayant de publier les ouvrages dont beaucoup restent inédits comme dit plus haut. Du reste à côté de nombreux manuscrits, des ouvrages publiés étaient aussi exposés. Bon nombre sont épuisés depuis des décennies comme le fameux « Maâssoul » en vingt volumes publié en 1963 par l'auteur lui-même (Lire entretien avec Reda Abdelouafi Mokhtar Soussi ci-contre). Au cours de cette rencontre plusieurs communications ont été prononcées par des enseignants chercheurs, notamment de la Faculté de lettres Université Ibn Zohr à Agadir sur différents thèmes autour de l'œuvre de Mokhtar Soussi abordant plusieurs facettes de la personnalité de l'auteur du « Maâssoul », de « Souss al-a'lima », « Illigh qadimane wa hadithane ». C'était aussi pour parler en général de la région du Souss et en particulier de Ida Ou Semlal et de la tradition séculaire en vigueur au sein de cette tribu, qui abrite la zaouia d'Illigh, et qui a vu sortir de ses rangs des savants nombreux qui avaient pratiqué l'enseignement et laissé des écrits. On les appelle les Semlala. L'aire géographique des Ida Ou Semlal se situe au Sud du Souss et à l'Est de Tiznit. Sous cette appellation de « Semlala » il y a ceux qui sont nés dans la tribu mais aussi ceux qui en sont issus bien qu'ils soient nés ailleurs et enfin ceux qui, sans en faire partie généalogiquement, se sont installés dans la région pour y étudier et vivre attirés par la particularité de l'environnement marqué par l'empreinte de transmission du savoir comme le rappelle Ihya Talbi de la Faculté de lettres d'Agadir département arabe. Ce dernier, participant au colloque, a effectué une étude statistique sur les hommes de renom dits Semlala cités dans l'œuvre de Mokhtar Soussi. Il a relevé 123 personnalités renommées ayant vécu du 14ème au 20ème siècle dont 32 seulement sont des auteurs ayant laissé des œuvres dans diverses disciplines du savoir. « Mohamed Mokhtar Soussi est le savant qui a découvert le plus de sources de référence, relevé les traces de livres et d'auteurs dans toutes les disciplines du savoir, de même l'éminent savant Mohamed Mnouni qui a d'ailleurs pris pour base les travaux de Mokhtar Soussi pour aller plus loin », conclut Talbi en ajoutant que « Mokhtar Soussi a permis de découvrir bien des œuvres arrachées à l'oubli et à la poussière et qui ont pu par la suite bénéficier d'une édition critique et être publiées ». De son côté Abdallah Aguerzam, enseignant à la Faculté de Chari'a à Agadir, a parlé des medersas dans le Souss pour définir leur nature et fonction tout au long de l'Histoire du Maroc sachant que leur nom est lié à l'avènement de l'Islam dans la région et à l'arrivée de vagues de migrants du Machrek ou de l'Andalus. Au début c'étaient des Ribat très liés à l'action du jihad. Il y eut ainsi l'antique medersa Ogay à Aglou. « C'est de là d'où était sorti le leader de l'Etat almoravide, Abdallah Ibn Yassine. Par la suite les médersas commencèrent à naitre dans ces régions touchées par l'islam et à leur tête les médersas d'Ida Ou Semlal, en particulier l'école Tazmout et l'école Boumarouane. A propos de ces deux medersas dans les écrits de Mokhtar Soussi, les données sont parcimonieuses avant les dates du neuvième et dixième siècles de l'Hégire, respectivement quatorzième et quinzième siècle de l'ère chrétienne. Mais Mokhtar Soussi a assuré, sans risque d'erreur, qu'elles jouèrent un grand rôle depuis le dixième et onzième siècles de l'Hégire. Il apporte la preuve par l'évocation d'un ensemble de Ulémas dont la renommée s'est répandue à travers le Maroc et qui sont aussi des saints vénérés avec des mausolées, lieux de pèlerinage à l'instar de Sidi Hmad Ou Moussa, Sidi S'îd Akarramou qui avait joué un rôle important dans la diffusion du savoir et la culture arabo-musulmane dans le Souss, auteur de nombreux ouvrages, écrivant aussi bien en arabe qu'en amazigh. Le rôle de ces deux medersas dans la région d'Ida Ou Semlal est tellement important et cette importance on s'en rend compte par l'impressionnant nombre de grands savants qui sont issus ou sont passés par Ida Ou Semlal, ou encore furent disciples d'un savant originaire de cette contrée ». Parmi ces hommes d'Ida Ou Semlal de renom il en est de très célèbres comme Sidi Hmad Ou Moussa de Tazerwalt et Sidi Ben Slimane al-Jazouli auteur de « Dala'ilou lkhayrat ». Le site géographique aurait vu le phénomène de sainteté et de piété développé à un degré frappant où les femmes n'étaient pas en reste avec le développement de la notion du devoir envers la communauté (Lire entretien avec Khadija Raji). Mokhtar Soussi est né en 1900 dans le village Dogadir Illigh région de Tazerwalet au Sud du Souss, à 84 kms à l'Est de Tiznit, de son père le cheikh soufi, éducateur, Haj Ali Ben Ahmed Darkaoui chef de zaouia et de sa mère Rokaya fille du grand savant Mohamed Ben el-Arabi el-Adouzi. Il commence à apprendre dans la zaouia, c'est sa mère qui lui apprend à lire et à écrire. Il devient orphelin à l'âge de dix ans, séjourne dans plusieurs medersa du Souss, des professeurs lui inculquent l'amour de la littérature et la poésie en langue arabe, une tendance qui s'enracine en lui quand il se retrouvera à Marrakech à l'Université Ben Youssef où il a la chance de rencontrer le grand savant Chouaïb Doukkali ce qui marquera un tournant dans son apprentissage qu'il complètera à la Qaraouiyyine où il devient disciple de l'autre grand savant Sidi Ben Larbi Alaoui. Il rencontrera dans la capitale spirituelle des jeunes salafistes et fera partie des premiers embryons du mouvement national. Il reviendra à Marrakech pour y enseigner et fonder la première école d'enseignement libre dans un Maroc sous Protectorat français dans la zaouia de son père à Derb Rmila. Faisant ombrage au colonisateur, il sera exilé vers Illigh son pays natal vers 1937 et reste des années en résidence surveillée. Pendant 9 ans il restera interdit de quitter le Souss jusqu'en 1945, date à laquelle il retourne à Marrakech et retrouve ses étudiants et poursuit son œuvre d'enseignant. En 1952 il est arrêté avec d'autres nationalistes et écroué dans les prisons de Tinjdad à Tafilalet et Aghbalou Nekrous et ne sera libéré qu'en 1954. Il témoignera de ce séjour dans un volumineux ouvrage « Mo'taql as-ahra » en deux volumes. A l'Indépendance il devient ministre des Habous ensuite ministre du Trône jusqu'à sa mort en 1963. C'est pendant les 9 années de son bannissement dans son pays natal qu'il décide de s'adonner corps et âme à une entreprise surhumaine qu'il nourrissait secrètement depuis longtemps celle de collecter le maximum de bribes de mémoire de la région du Souss en rapport avec le monde de l'écriture, du savoir des Ulémas mais aussi la culture populaire orale avec le sentiment profond, obsessionnel, douloureux que tout cela allait disparaître d'un jour à l'autre et qu'il fallait amasser le maximum de traces qui constitueront la matière première pour les historiens futurs du Maroc note-t-il souvent avec humilité. Il en résultera un savoir encyclopédique dans tous les domaines religieux, littéraire, historique, littérature orale avec contes, historiettes, proverbes, coutumes et jusqu'aux croyances superstitieuses populaires qu'il se donnera la peine de décrire par le menu. L'homme qui faisait les bouchées double, semblait travailler d'arrache-pied pour glaner tout ce qui avait trait à la culture au sens général du terme, c'est-à-dire la vie des gens, élite, notables aussi bien que les gens simples, attendu que tout risque de se perdre, que l'oubli gagne du terrain, les coutumes disparaissent, et tout ce qui peut être sauvé aujourd'hui formera une matière première précieuse pour l'historien de demain répète-t-il. Dans l'introduction du « Maâssoul » il rappelle avec une certaine mélancolie les changements énormes qui bouleversent, emportent dans un tsunami sans pitié les traces du passé pour dire que les quarante ans de Protectorat ne peuvent pas laisser indemne. Le résultat de ce brassage d'éléments d'Histoire se traduira concrètement par 50 volumes écrits environ sur la région du Souss dont « Souss al-a'lima » qui est considéré comme une œuvre pivot ouverte sur tous ses autres livres comme les « al-Illighyat » en trois volumes, le « Maâssoul » en vingt volume, « Khilal Jazoula » quatre volumes etc. Il avait de l'admiration pour l'homme de lettres et historien Mohamed Daoud auteur de « Histoire de Tétouan » en huit volumes qui abordent « des aspects de l'histoire de l'une de nos villes » comme il le note dans son ouvrage « Souss al-a'lima ». C'était pour lui comme un modèle. Prévoyant des reproches de quelques détracteurs, il répètera tout le temps que son écriture sur le Souss n'est pas du fanatisme pour sa région d'origine mais simplement une contribution pour le rayonnement de tout le patrimoine historique national. Il appelle à une histoire régionale pour toutes les régions du pays. Des exemples de restitution d'histoires régionales ne manquent pas comme le cas d'Abderrahmane Ben Zaidane pour Meknès, le cadi Ahmed Zayani qui a retracé l'histoire de la tribu des Zayane, le cheikh Mohamed Ben Jaafar Kattani qui s'est intéressé à l'histoire des Ulémas et hommes pieux de Fès etc. Il voulait que l'Histoire soit comme un miroir qui reflète fidèlement la réalité quitte à dire du bien de l'ennemi colonisateur quand c'est juste et à être sans aucune indulgence pour les siens quand la vérité nous somme par éthique d'étreindre cette option pas de tout repos. Ce qui le faisait agir c'est une terreur irrépressible de perdre le patrimoine qui s'effrite à vue d'œil. Il sentait le poids de la fascination de la culture occidentale avec ses biens, sa force, son industrie, la culture française qui allait entraîner des changements radicaux. Désormais rien ne serait plus comme avant. Il en prend son parti mais au moins il faut sauver ce qui peut l'être d'une mémoire qui s'éteint inexorablement. Contre des Occidentaux qui falsifient et dénaturent notre propre image pense-t-il rien de tel qu'un travail à contre-courant avec obligation de dire ce qui est envers et contre tout. Alors c'est une sorte de course contre la montre avec une terreur de perte du patrimoine de la nation, l'effritement, l'effacement complet de ses traces et monuments historiques et culturels, la disparition des zaouias, le crépuscule d'une vie du passé. Ce sentiment aurait encore plus d'acuité lors de sa visite à la zaouia de Dila au passé si glorieux et dont il ne découvre qu'un espace dévasté, un champ de ruines. Le même sort sera-t-il réservé aux autres zaouias se demande-t-il. Qui évoquera plus tard ce passé englouti si personne ne sauve ses débris du naufrage. La quête du passé n'était donc pas une fuite, un repliement sur soi mais plutôt une résistance de quelqu'un qui refuse de se laisser vaincre, un essai de préparer un avenir en amassant la matière de travail pour des chercheurs à venir. Humblement mais résolument passer le relai. Les défenseurs de la langue et la culture amazighes, à travers ses immenses richesses bien enracinées dans la terre, ont pu reprocher à Mokhtar Soussi de mettre plutôt en avant la langue arabe aux dépens de l'amazigh. C'est peut-être oublier la nature de l'enseignement qu'il avait reçu et le contexte de résistance contre la pression de la colonisation ainsi que le rêve d'unité arabe et musulmane « du Maroc à l'Indonésie » contre l'hégémonie occidentale que nourrissaient avec enthousiasme les générations de la première moitié du XXème siècle. Bien des fois Mokhtar Soussi note dans ses livres que son travail est loin d'être exhaustif, ce qui pourrait en dire long sur une invite implicite à plus de recherche sur d'autres facettes d'une même région du Souss, pour compléter la mosaïque.