Premier et dernier «Wazir Ettaj» (Ministre de la couronne) dans l'histoire du Maroc, le cheikh Mohamed Mokhtar Soussi est aussi un pionnier de la lutte pour la reconnaissance de l'identité culturelle amazighe. Cela ne l'empêcha pas de militer ardemment pour l'arabisation et surtout pour un Islam tolérant dont il reste l'un des théoriciens les plus crédibles. Le Cheikh, le Fquih, le Alem, le chercheur, le poète et l'historien Mohamed Mokhtar Soussi est décédé en 1963. Il avait alors 65 ans, mais il traînait derrière lui une riche histoire et un parcours exemplaire au service de la nation. Cet homme, né en 1898, a en effet vécu sous le règne de pas moins de cinq Souverains marocains : Moulay Abdelaziz (1894-1908), Moulay Hafid (2008-2012), Moulay Youssef (1912-1927), Mohammed V (1927-1961) et enfin celui de feu Hassan II dont il avait vécu les deux premières années. Sa disparition était unanimement considérée comme une grande perte pour le pays, au plan politique mais surtout culturel. L'auteur d'«Al Maâsoul» C'est en cette année 1963 que j'ai enfin pris la peine de lire et relire ses œuvres. La plus importante est, sans doute, le fameux «Al Maâsoul», édité en 12 volumes. Mohamed Mokhtar Soussi a également légué à la bibliothèque marocaine une bonne soixantaine de livres tous aussi intéressants et révélateurs sur la personnalité de l'homme et sur les préoccupations du Maroc tout au long du siècle dernier. C'est à travers «Al Maâsoul» que j'ai eu l'occasion de découvrir la personnalité de l'un de mes ancêtres : le saint Cheikh Sidi Ahmed R'guibi et c'est aussi à travers cette série unique en son genre que j'ai pu lire les œuvres reprises ou traduites de bon nombre de Chioukhs, de Foquahas, de Oulémas, d'historiens, d'hommes de lettres et de poètes marocains. En particulier ceux issus de la région du Souss et du Sahara. La lecture de ses œuvres et l'examen de ses manuscrits permettent de tirer vite la conclusion qu'il s'agissait effectivement d'un authentique militant. D'un grand pionnier de cette «Renaissance marocaine» amorcée dès les années 30 avec le déclenchement de la lutte pour la fin du protectorat et l'avènement de l'indépendance. Quoi de plus naturel pour cet homme que d'aucuns considèrent comme étant l'un des fins connaisseurs de l'histoire et de la littérature marocaines. Mohamed Mokhtar Soussi est né juste à la fin du XIXème siècle dans la cité historique d'Illigh dans la région de Tazeroualt au cœur du Souss. Tout un symbole, plein de significations. Il eut la chance d'avoir comme premier instituteur sa propre mère. C'est elle qui lui apprendra à lire et écrire, qui le préparera à la vie, avant que son père, Hadj Ali Derkaoui, l'un des Oulémas les plus respectés du Souss et pionnier de la Zaouia Derkaouyia à Marrakech, ne le prenne en charge. A partir de là, il se mettra-à étudier et à cataloguer toutes les œuvres. Littérature, linguistique, sciences islamiques, des acquis renforcés par une connaissance parfaite du Coran et du Hadith. Il rêvait de devenir un grand pionnier à l'image du Cheikh Sidi Abdallah Ibn Yassine qu'il décrit lui-même comme étant l'un des pères spirituels et fondateurs de la dynastie Almoravide, issue du grand Sahara marocain. D'exil en exil En 1918, à vingt ans, il s'installe à Marrakech où il sera l'un des disciples les plus brillants d'un autre pionnier, en l'occurrence le cheikh Abou Chouaïb Doukkali. En 1924, on le retrouve à Fès en tant qu'étudiant à l'université d'Al Qaraouiyine. Parmi ses professeurs, figure le Cheikh Al Islam, Mohamed Belarbi Alaoui. C'est à Fès qu'il décide, à 26 ans, de créer sa toute première association culturelle. Il l'appellera «Al Hamassa», l'enthousiasme. Il sera, quelque temps plus tard, le fondateur de la première cellule politique du mouvement national au sein de laquelle figurait un certain Allal El Fassi. En 1928, il est à Rabat où il se présentera d'abord en tant que Alem et chercheur. Histoire de brouiller les cartes des agents à la solde de l'administration coloniale. Il leur disait souvent : «Je suis né pour la science et la culture et non pour faire de la politique». C'est à lui que l'on doit également la fondation de la première école privée authentiquement marocaine. Et c'est à partir de cette expérience qu'il se mobilisera pour créer toute une chaîne d'établissements similaires, destinée à aider les populations marocaines, en particulier celles issues du monde rural à sortir du joug de l'ignorance et de l'analphabétisme. Une démarche qui ne manquera pas de braquer sur lui l'attention des milieux français, hostiles à toutes velléités indépendantistes. On lui proposera une haute fonction au service de la Résidence. Poste qu'il refusera sagement en répétant une énième fois qu'il n'était pas fait pour ce genre de métier «Je suis un homme au service de la religion, de la culture islamique et non un homme de gouvernement». Parmi ses disciples à Marrakech, on citera un certain Abdallah Ibrahim, le jeune militant qu'il retrouvera aussi aux premiers gouvernements de l'indépendance en tant que ministre de la Culture et de l'information puis en tant que chef de gouvernement. Mais en 1936, à l'âge de 38 ans, l'administration coloniale décide de le traquer, de l'exiler et de l'assigner à résidence sur sa terre natale d'Illigh. Il y passera neuf années. En 1946, il rencontre pour la première fois Feu Mohammed V. Le courant passe vite entre les deux hommes et la père de la nation décide de le nommer à la tête d'une délégation de Oulémas et de théologiens marocains en pèlerinage à La Mecque. Au fait, il s'agissait plutôt d'engager les premières consultations et mettre en place un système de coordination entre le palais et le mouvement national. En 1952, il sera encore arrêté par les forces coloniales qui l'exilent vers la zone du Tafilalet. Il y passera une année et demi. Il ne quittera sa prison que quelques mois avant le retour d'exil de feu Mohammed V. Dans le premier gouvernement marocain dirigé par M'bark El Bekkay, Mohamed Mokhtar Soussi est nommé, le 29 octobre 1956, à un poste honorifique hautement révélateur de la place qu'il tenait au sein de la classe politique marocaine : Ministre de la Couronne «Wazir Ettaj», portefeuille qu'il sera le premier et le dernier à assumer dans l'histoire du Maroc. Il assumera également celui des Habous et des affaires islamiques et sera membre du Conseil constitutionnel aux côtés des pionniers que furent les Allal El Fassi, Mekki Naciri, Omar Ben Abdeljalil et Mohamed Hassan El Ouazzani. Ce qui le distingue de toutes ces personnalités politiques, c'est assurément sa riche culture, sa simplicité et sa modestie à toute épreuve. Autant il aimait côtoyer les gens les plus humbles de la société, autant il était attaché à la culture et à l'approfondissement des connaissances. Parallèlement aux postes ministériels qu'il assumait tout au long des premières années de l'indépendance, il est resté attaché à la lutte contre l'analphabétisme. Pionnier de la lutte pour la reconnaissance de l'identité culturelle amazighe, ceci ne l'empêcha pas de militer pour la généralisation de l'arabisation et surtout pour un Islam tolérant dont il reste l'un des théoriciens les plus crédibles. Sa promotion au rang de ministre ne l'empêchera pas de continuer à se ressourcer, à effectuer des recherches littéraires et scientifiques dans divers domaines, à écrire et à éditer des œuvres. Je retiens tout particulièrement ses écrits sur l'histoire du Sahara marocain, ses tribus et ses Chioukhs. Là où il confirme, documents à l'appui, que la Saguiet El Hamra et Oued Eddahab étaient des provinces authentiquement marocaines. Et même que Tindouf et le Touat, annexés par la France au profit de l'Algérie, l' étaient aussi. On retiendra, enfin, ses écrits dès les années 50 dans le journal «Sahra Al Maghrib» dont le directeur responsable n'était autre que Allal El Fassi. Mohamed Mokhtar Soussi affirmait justement qu'une nation digne de ce nom ne peut renier son histoire, sa civilisation et son identité. Le chercheur Ali Sedki Azaikou, qui le connaît bien, dira, cependant, que Mokhtar Soussi, tout en effectuant ce parcours exemplaire, n'avait pas tout dit. Principalement sur son rôle déterminant qu'il avait joué au sein du mouvement national. «Si l'on pouvait avoir accès à ces informations et ces documents, l'histoire du mouvement de résistance nationale aurait changé de fond en comble», dit-il. Traduit de l'arabe par Omar El Anouari