Les manuscrits anciens ont toujours passionné chercheurs et amateurs des traces patrimoniales. Au Maroc, tout le monde n'est pas censé savoir qu'il existe plusieurs bibliothèques de manuscrits anciens qui dépendent historiquement de zaouias ou des grandes mosquées et dont la tutelle revient au ministère des Habous. Cette tutelle s'explique, en plus du corpus pour une bonne part théologique (exégèse du Coran, Hadith, Sîra...), par le fait que généralement les livres manuscrits, dont certains remontent aux premiers siècles de l'Hégire, obéissent au régime islamique du waqf. Celui-ci consiste à léguer à perpétuité un bien privé pour une utilité publique. Pour le cas des bibliothèques en question, ce sont des livres manuscrits offerts aux bibliothèques tout au long des siècles, avant l'ère de l'imprimerie, pour qu'en bénéficient les étudiants des médersas et disciples des zaouias dans le but d'éducation et de formation qui étaient ainsi affaire de tous. Ce don commence souvent, pour le cas des zaouias, par une action initiale du fondateur de la zaouia, généralement un grand savant jouissant d'un savoir encyclopédique dans maintes disciplines, de l'exégèse du Coran et du Hadith aux mathématiques et logique en passant par l'Histoire, la littérature, la médecine et l'astronomie, etc. Un exemple célèbre : celui du fondateur de la zaouia Nacériya à Tamgroute surnommé « faucon des livres » (Lire entretien avec l'Historien Ahmed Ammalek). Pour contribuer au développement et à la prospérité du savoir, les donateurs se font concurrence en générosité et abnégation et l'on assure qu'il y avait dans le passé des femmes qui avaient contribué grandement dans le waqf. Sur les manuscrits, on retrouve toujours le nom de la personne auteur du don fait au bénéfice de la bibliothèque et qui aurait commandité la reproduction de plusieurs copies avec l'idée d'élargir de plus en plus le rang des bénéficiaires. Le système du waqf a bien fonctionné depuis la création de la première bibliothèque à la mosquée Qaraouiyyine, bibliothèque fondée par Yahya IV vers la fin de la dynastie idrisside, début du IVème siècle de l'Hégire. Son fonds, au cours du temps, sera enrichi avec des livres acquis en Andalus et au Machrek. Le système du waqf aura fonctionné tout au long d'un millénaire jusqu'à la fin du XIXème siècle et début du XXème. Y auront pris part aussi bien sultans, Ulémas que commerçants et autres, ce qui avait contribué au développement des bibliothèques. Mohamed el-Mnouni avait répertorié l'existence à différentes époques de 128 bibliothèques à travers le Maroc dont la plupart ont disparu, mais leurs noms sont restés évoqués dans plusieurs sources. Au cours du XXème siècle, les bibliothèques de manuscrits anciens allaient connaître une décadence et un abandon avec l'entrée en scène au Maroc de l'enseignement moderne et de l'imprimerie. Les bibliothèques désuètes ne cesseront pas de connaître un dépérissement du patrimoine des manuscrits à cause de plusieurs facteurs dont la prédation organisée des réseaux spécialisés dans l'exportation frauduleuse des pièces d'antiquité, le détournement des manuscrits anciens par des particuliers, la négligence et l'ignorance des personnes chargées de garder les bibliothèques, les conditions de conservation désastreuses, la détérioration par surutilisation des nombreux lecteurs qui ont manipulé ces manuscrits tout au long des siècles, la poussière et la destruction par la vermine, etc. Plusieurs tentatives de travaux de reconnaissance de ce patrimoine en vue de le sauvegarder, sont conduites par le ministère des Habous dans le passé comme cette très importante bibliographie historique, réalisée par l'éminent savant Mohamed el-Mnouni sur la bibliothèque de la zaouia Nacériya de Tamgroute (Zagora) en 1973, ce qui donnera un ouvrage le « Guide bibliographique des manuscrits de Dar el koutoub Nacériya à Tamgroute » publié en 1985 répertoriant plus de quatre mille ouvrages manuscrits. Il fallait attendre les années 90 pour qu'on pense enfin à un travail bibliographique systématique et global jamais réalisé jusqu'à présent. Ce travail a finalement débuté vers la fin des années 90 et s'est conclu par une première bibliographie générale, soit un survol des quinze bibliothèques de manuscrits anciens à travers le Maroc et publiée en 2001. Il s'agit des bibliothèques de manuscrits anciens de Tamgroute (Zagora), Taza, Ouazzane, Midelt, Safi, Tétouan, Zarhoun, Salé, Essaouira, Tanger, Benguerir, Ksar Lakbir, Taroudant, Casablanca et Boujaâd. Après ce premier travail de bibliographie générale, le programme s'est poursuivi pour la réalisation d'une bibliographie descriptive détaillée pour chaque bibliothèque, soit un état des lieux exhaustif. Ainsi ont été réalisées à ce jour les bibliographies descriptives détaillées des bibliothèques, de Ouazzane, de Taza, de Zerhoun, de la zaouia Ayyachia à Midelt (province d'Errachidia) et enfin la zaouia Nacériya à Tamgroute (province de Zagora). Ce sont des milliers de livres manuscrits qui ont été répertoriés. Un fonds dont on ignorait la teneur et surtout l'état dans lequel il se trouve après des années de négligence et d'oubli qui n'ont pas été sans conséquences négatives. (Lire ci-contre entretien avec Hamid Lahmer sur la bibliographie de la bibliothèque Nacériya) Les bibliographies réalisées jusqu'à présent permettent d'avoir une histoire de ces bibliothèques, soit un récit avec beaucoup de pointillés. Ainsi, la bibliothèque de Taza avait des milliers de manuscrits mais il n'en reste aujourd'hui que quelques centaines. De même celle d'Ouazzane aurait eu, d'après certains chercheurs, à un certain moment de son histoire, jusqu'à 120.000 livres manuscrits, un chiffre jugé excessif et sujet à caution. En tout cas, aujourd'hui, il n'y a pas que 1286 livres manuscrits alors qu'il y en avait plusieurs milliers dans le passé. D'après M. Mohamed Aouam, chef de Division des Etudes Islamiques au ministère des Habous, le programme de biographies descriptives constitue « une deuxième étape qui est la bibliographie du fonds total des bibliothèques relevant du ministère des Habous, un travail intensif par des équipes spécialisées dans le domaine de la bibliographie de manuscrits », ajoutant que « l'objectif final c'est sauvegarder le patrimoine de manuscrits et permettre aux chercheurs plus de visibilité et meilleur accès au fonds très riche des différentes bibliothèques...» Le programme bibliographique, lancé depuis le début de la décennie 2000, est accompagné par l'aménagement de nouveaux sièges de bibliothèques. Cela a été le cas pour la célèbre bibliothèque de Tamgroute dont les manuscrits ont été déplacés de l'ancien siège vers le nouveau avec la création de rayons en aluminium pour éviter les termites et l'humidité. La même situation est prévue pour la bibliothèque Hamzaouiya, dite aussi Ayyachia, située dans la région de Midelt. Le nouveau siège construit est en finition et l'on s'attend à une cérémonie de déménagement du fonds précieux de manuscrits ancien vers les nouveaux locaux. A cette occasion, une rencontre internationale est prévue autour de la bibliothèque dans la ville de Midelt du 23 au 25 février pour évoquer l'histoire de cette bibliothèque prestigieuse de l'Atlas et son fondateur Abou Salim Ayyachi auteur de la célèbre « Rihla Ayyachia » (1661-1663), une œuvre qui a fait l'objet d'une édition critique par deux chercheurs : Soulemane Qorchi et Saïd Fadili. L'ouvrage publié en 2006 a été couronné par le Prix Ibn Battouta. En plus de la liste de bibliothèques évoquées plus haut, d'autres bibliothèques prestigieuses, la Qaraouiyyine à Fès et Ben Youssef à Marrakech, vont bénéficier du même programme de bibliographie descriptive détaillée. Ces deux institutions qui relevaient auparavant du ministère de la Culture reviennent sous tutelle des Habous du fait qu'à l'origine, elles sont constituées pour l'essentiel de biens Habous avec beaucoup de livres manuscrits offerts par des sultans des différentes dynasties marocaines. Une cérémonie de passation est prévue prochainement entre la Culture et les Habous. Dans l'ensemble, les bibliographies déjà réalisées dont celle de Tamgroute en six gros volumes, ont permis de connaître le fonds réel des manuscrits anciens se trouvant aujourd'hui dans des bibliothèques, leur état, les disciplines dont ils traitent, etc. En mettant au point la bibliographie de la totalité des bibliothèques, ce qui n'est pas encore le cas, c'est une visibilité pour le patrimoine manuscrit existant et son état actuel au Maroc jamais réalisée à ce jour. L'objectif final est de sauver du naufrage un pan essentiel de la culture qui a façonné une bonne partie de l'identité marocaine. Pour atteindre cet objectif, il faudrait entourer des mêmes soins toutes les bibliothèques en les faisant bénéficier des équipements nécessaires pour préserver un patrimoine précieux très fragile et en mettant à leur tête des équipes de conservateurs bien formées pour des tâches spécifiques. Contre le péril de perte jamais totalement écarté et pour rendre les manuscrits à la portée de tous, la nécessité de numérisation s'avère aujourd'hui incontournable.