C'est à l'occasion de l'exposition de ma collection de paravents contemporains à la Médiathèque de la Fondation Hassan II à Casablanca en décembre 2011 que j'ai rencontré la peintre Najat Elbaz qui venait de faire livrer son œuvre, un paravent trois feuilles représentant des danseuses Berbères bien évoquées dans une gamme de couleur raffinée comme un souvenir lointain. Elle arriva maniant avec force et détermination les roues de sa chaise roulante, belle et racée, avec un large sourire exprimant sa joie de vivre et de lutter, mais aussi d'être là et de participer à cette nouvelle aventure artistique qui verrait son œuvre exposée également à Meknès et à Rabat. On m'avait prévenu, Najat Elbaz ne s'adonne à la peinture que pour faire jaillir ses sensations, restituant l'esprit de sincérité qui est en elle. Mais attention quoique douces, ses impressions sont fortes, elles sont la porte ouverte vers un domaine ou les traditions dans ce qu'elles ont de plus esthétiques subliment l'harmonie des corps et le calme des âmes. Peintre figuratif, Najat Elbaz sur son paravent avait su évoquer très librement et largement brossé, sans s'occuper des détails, trois danseuses en action comme aperçues au travers de l'air, vibrante que dégagerait un large feu dans quelque douar, le soir d'une fête. Sa démarche nous laisse le soin d'analyser son dessin, de comprendre et de ressentir ce que ces mouvements et cette musique qui les entrainent peuvent évoquer à chacun de nous qui conservons, loin dans la mémoire, des images fugaces d'une vie simple et agraire perpétuant une tradition ancestrale qui, dans sa contingence et sa discipline, ne manquait pas de poésie, avouons-le. Ce paravent obtint un large succès et justifiât pleinement une journée de prises de vues et d'interview par la chaine 5 Berbère découvrant pour ma part une artiste, très à l'aise devant la caméra, souriante et détendue et sachant répondre avec classe et érudition à toutes les questions qui lui furent posées. Plus tard, c'est à Meknès que j'ai pris connaissance des premières œuvres de Najet Elbaz (dans le vaste appartement de sa sœur) qui déjà montraient une maitrise du dessin et l'emploi judicieux des couleurs, images empruntées aux traditions Berbères, origine de la famille Elbaz, aujourd'hui fixée à Agadir. J'ai mieux compris pourquoi sa démarche avait alors trouvé un bel écho auprès du public après quelques expositions déterminantes qui ne cessent, m'a-t-elle dit, de lui imposer un travail acharné pour le satisfaire. C'est à Paris, alors qu'elle consultait de grands professeurs appelés à faire évanouir son handicap d'enfance qu'elle put fréquenter un atelier d'artistes prés de la Grande Chaumière et s'adonner au plaisir du dessin, puis auprès d'un autre maitre, acquérir l'expression technique de la couleur. Restait à choisir un thème d'expression, tout naturellement elle se tourna vers la source même de son atavisme, la civilisation Berbère. Mais ce n'est pas un peintre de choc qui s'élève contre le confort habituel de l'iconographie, je pense, mais comme le disait le peintre Matta, «c'est un autre étage du réel. » Sont-ce des sujets très précis puisés dans le populaire pour donner à voir ? Plus que cela ! Beaucoup de peintres, dits orientalistes, avaient pour but de garder en mémoire les traces d'un monde ancestral depuis longtemps dépassé. Chez Elbaz, c'est sa mémoire à elle qui sert de matière à ses œuvres. Il n'est ainsi pas question de saisir l'intimité d'un être, l'expression d'un visage, il n'y a pas d'observation directe et l'image ancienne gravée dans sa mémoire atavique se fixe sur la toile sans fioriture exotique. On sait que les femmes Berbères ne se sont pas voilées et qu'à l'époque elles avaient dans une lenteur disparue, le geste élégant. Elles s'adonnaient à la danse debout, côte à côte, formant, comme l'écrivit Matisse, « un mur de vie », y trouvant un certain plaisir, un plaisir douloureux peut-être, qui les sortait un temps de leur condition journalière. L'afflux de touristes a redonné vie à certains spectacles artificiels qui portent aujourd'hui le nom de folklore, il reste que beaucoup de scènes locales sont des tableaux tout composés et pour retenir l'intérêt les tons sont durs et doivent se heurter pour le plaisir et la véracité du tableau. Mais chez Najat Elbaz, ces images se fondent dans l'éloignement de sa mémoire et c'est certainement pour cela que l'ensemble des scènes qu'elle aime à redonner serait comme recouvertes du léger voile du temps. Elbaz n'à découvert que tardivement la réalité des ses racines et s'émerveille du chatoiement coloré d'une civilisation dont elle porte en elle les gênes et les souvenirs. Ces « souvenirs » ne forment pas un « récit » suivi, ce sont des épisodes qu'elle s'empresse de fixer sur sa toile que sa mémoire rend par intermittence. Rassemblés, ils n'en forment pas moins un monde cohérent, typique, fascinant et puissant. Elle met en scène ses ancêtres Berbères, orchestres Gnaoua, cavaliers effectuant une fantasia, musiciens Rways, femmes dansants ou groupées autour d'un repas servi à quelques invités, silhouettes aux costumes colorés qui se jouent du bleu cobalt, du rouge carmin, des jaunes et des verts tendres, des roses délicats, des orangés et des blancs immaculés et dans le soir mol et voluptueux on comprend mieux cet assoupissement, le charme de cette grande immobilité, rêve de douce insouciance et d'éternel anéantissement, lorsque les derniers feux du jour empourprent resplendissants les gens et les choses. C'est ici un vrai paradis pour le peintre ! L'atmosphère rendue par la mémoire atténuant toutes lignes et comme une mousseline voile divinement l'image comme ces monts lointains des contreforts de l'Atlas qui cernent l'horizon. On cherche à lire dans ces attitudes, à percer ces mystères, on essai d'écouter leurs chants secrets et dans l'œuvre de Najat Elbaz le contraste est frappant entre la souplesse et la douceur très féminine du geste rendu et les visages qu'elle laisse deviner et qu'on devine sculptés par le soleil et le grand vent du désert. La qualité de l'œuvre réside dans sa charge de courage poétique. On a dit que seule la musique est coutumière de transfigurer la vie courante en motif d'espoir, de joie, de courage et de patience. Najat Elbaz nous restitue ce miracle. Il n'y a pas chez un autre artiste peintre autant de tendresse masquée et la sagacité de son esprit qui appartient à la délicatesse des sentiments et de l'expression, une sagacité qui lui fit découvrir mille différences ou les autres hommes ne voient rien que d'informe nous rend la femme qu'elle est, attachante au plus haut point et son œuvre digne de figurer dans le sillage d'une Chaibia, tant respectée pour sa sincérité.