Loin des rives tumultueuses d'un petit archipel en mer de Chine orientale se déroule une bataille moins spectaculaire que le ballet de navires japonais et chinois mais tout aussi inquiétante: celles des cartes, de l'Histoire et du vocabulaire. Alors que les deux pays devaient célébrer avant-hier samedi le 40ème anniversaire de leurs relations diplomatiques, le torchon brûle depuis des semaines entre Pékin et Tokyo à propos de l'archipel des Senkaku, revendiqué par la Chine sous le nom de Diaoyu. Ces îles et îlots sont à environ 200 km au nord-est des côtes de Taïwan et 400 km à l'ouest de l'île d'Okinawa (sud du Japon). Jamais sans doute les eaux alentour n'ont connu un tel trafic que depuis la mi-août, avec des garde-côtes japonais et taïwanais qui s'affrontent au canon à eau, des incursions de navires officiels chinois, une flottille de dizaines de navires de pêche taïwanais dans les eaux considérées comme territoriales par Tokyo, etc. Et alors que tout le monde redoute un incident qui mettrait le feu aux poudres, Chinois et Japonais en appellent à l'Histoire. Chaque camp y va de ses cartes, ses dates, ses grimoires, ses références, exhume des documents dont l'ancienneté est d'autant plus recherchée qu'elle donnerait un poids irréfutable à l'argumentaire. Tokyo a par exemple sorti de ses tiroirs une lettre du consul de la République de Chine datant du 20 mai 1920, dans laquelle le diplomate remercie les habitants d'un village japonais pour avoir secouru des pêcheurs chinois pris dans une tempête et jetés «sur la côte de l'île Wayo, de l'archipel des Senkaku, District de Yaeyama, Prefecture d'Okinawa, Empire du Japon». Les politico-archéologues japonais ont également déterré un article du Quotidien du Peuple, l'organe du PC chinois, du 8 janvier 1953 et qui inclut les Senkaku dans un ensemble plus vaste, les Ryukyu, propriété du Japon. Pour faire bonne mesure, les «petites mains» des Affaires étrangères ont également distribué des cartes chinoises prouvant selon Tokyo le bon droit japonais: l'une de 1933 dans le «Republic of China New Atlas» et dont l'index attribue les Senkaku au Japon, l'autre tirée du World Atlas publié en Chine qui indiquerait la même chose. A Pékin, on n'est pas en reste. Les archives regorgent de littérature historique compulsée à la loupe par les spécialistes de la chancellerie. Et à la bourse des dates, la Chine a mis en avant un récit de 1403 intitulé «Voyage par vent arrière» et qui atteste, selon elle sans équivoque, pour la première fois du nom de Diaoyu. Elle a également ressorti des armoires des cartes chinoises aux noms évocateurs: la «Grande Carte géographique universelle» de 1767, l'»Atlas de la grande dynastie Qing» publiée en 1863. Etrangères aussi: celle établie en 1809 par le Français Pierre Lapie, une autre britannique de 1811, une américaine de 1859, et une autre encore de l'amirauté britannique en 1877. «Toutes indiquent les Diaoyu comme partie intégrante de la Chine», assure le ministère chinois des Affaires étrangères. Pékin prépare par ailleurs une loi qui va multiplier par dix les amendes pour toute carte qui omettrait une partie du territoire national. Dans ce genre de différend territorial aux enjeux souvent économiques, les archives sont une arme fréquente. Ainsi, dans un conflit qui avait opposé pendant trois ans la France à la Grande Bretagne de 1950 à 1953 devant la Cour Internationale de justice de La Haye (plus haute juridiction de l'ONU) à propos des minuscules îles Minquiers et Ecréhous, Paris et Londres étaient remontés jusqu'à la bataille d'Hastings (1066) et un arrêt pris en 1202 par le roi de France ! Mais ces joutes à coup d'archives font parfois remonter à la surface un passé douloureux dont l'évocation exhale un inquiétant parfum nationaliste. En témoignent par exemple dans l'affaire des Senkaku/Diaoyu les slogans antijaponais haineux entendus pendant une semaine en Chine. Ou encore le vocabulaire de plus en plus direct, côté chinois notamment et au plus haut niveau: le Japon a «volé» ces îles en 1895, a clamé le ministre chinois des Affaires étrangères, Yang Jiechi, à la tribune de l'ONU. Jeudi, le porte-parole de la diplomatie chinoise, Qin Gang, est allé jusqu'à évoquer les «énormes sacrifices du peuple chinois (...) dans la guerre mondiale antifasciste» (la Seconde Guerre mondiale). «Pourtant un pays défait veut occuper illégalement le territoire d'une nation victorieuse. Où est la justice?».