La crise malienne est une parfaite illustration du concept de l'effet domino. Tout a commencé par la chute du régime libyen de Kadhafi et la dissémination de son arsenal militaire dans toute la région du Sahara et du Sahel. Ont en profité tout autant les anciens soldats touaregs de l'armée libyenne que les bandes islamistes armées qui sévissent dans cette région. La première conséquence en a été la pression militaire exercée par les rebelles touaregs du Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) sur l'armée malienne au Nord du Mali. Mal équipée, mal entraînée, malgré des stages de formation à la lutte anti-terroriste encadrés par les Américains, viciée par la dépravation de ses hauts gradés, l'armée malienne, humiliée par les rebelles touaregs sur le terrain, a fini par fomenter un coup d'Etat contre le régime en place à Bamako, renversant le président Amadou Toumani Touré, alias «ATT», le 22 mars dernier, pour installer une junte militaire dirigée par le capitaine Amadou Sanogo. Même si toute la communauté internationale a condamné le putsch, il faudrait cependant signaler que les militaires en sédition avaient quand même le soutien d'une bonne partie de la population malienne, tout aussi déçue par la présidence d'ATT. Sauf qu'au lieu de sauver la situation au Nord du pays, le coup d'Etat militaire n'a fait que l'aggraver. En quelques jours, les rebelles touaregs du MNLA, soutenus par les jihadistes maliens d'Ansar Dine et mauritano-maliens du Mouvement pour l'Unicité et le Jihad en Afrique de l'Ouest (MUJAO), ont profité de la crise politique à Bamako pour passer à l'offensive, accumuler les victoires éclairs contre l'armée malienne et prendre, successivement, au Nord du Mali les villes de Kidal, le 30 mars, de Gao, le 31 mars et Tombouctou, le 1er avril. Pour l'armée malienne, c'est la débandade, pour les habitants du Nord du Mali, c'est le début du cauchemar salafiste, et pour la junte militaire au pouvoir à Bamako, c'est le gros pétrin. Sommés par la communauté internationale de céder le pouvoir aux civils, et la Communauté Economique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) ayant mis le pays sous embargo, décrédibilisés auprès de la population qui les avaient soutenus, les militaires putschistes ont fini par accepter de rendre les rênes du pouvoir aux civils et c'est le président de l'Assemblée nationale malienne, Dioncounda Traoré, qui assure l'intérim, avant la tenue d'élections présidentielles. Ce qui est très important à souligner, c'est que les touaregs représentent à peine 10% de la population du Mali, qui compte 14 millions d'habitants. Le peuple touareg compte en tout 1,5 million de personnes, dispersées entre le Mali, le Niger, l'extrême Sud de l'Algérie, la Libye et le Nord du Burkina Faso. D'origine berbère, les «hommes bleus» parlent leur propre langue, le tamacheq, et sont restés pendant plus de mille ans les maîtres du Sahara central. Au début des années 1960, lors des indépendances, ces nomades ont été relégués aux marges des nouveaux Etats africains. Dans le Nord du Mali, où ils seraient environ 550 000, les Touaregs se sont rebellés à plusieurs reprises contre Bamako. Depuis janvier dernier, la «révolution» menée par le Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) a pris une ampleur inédite. Les rebelles touaregs contrôlent désormais toute la moitié Nord du Mali, un pays qui fait 1,7 fois la surface du Maroc. Le MNLA compterait quelque 3 000 combattants, essentiellement des Touaregs ayant servi dans l'armée libyenne et rentrés lourdement armés au Mali après la chute de Kadhafi, mais aussi d'anciens rebelles et des jeunes désœuvrés de la région sans perspective d'avenir. Sauf que les touaregs sont minoritaires même dans le Nord du Mali, ce qui rend leurs velléités indépendantistes très difficiles à accepter par les autres composantes ethniques de ce pays sahélien. «Les Touaregs disent que le Nord est à eux. Mais c'est aussi notre terre. Alors, nous allons prendre des armes pour tous les tuer et résoudre le problème », s'écriait un jeune malien de l'ethnie des shongaïs, qui compte aussi une bande armée active à Gao, au Nord du Mali, appelée « Gandas Izo ». Mardi, des centaines de Maliens non touaregs originaires du Nord ont manifesté à Bamako au cri de « L'Azawad n'a jamais existé. Il n'existera pas ». Mais en attendant d'en découdre avec les rebelles touaregs, ce sont les civils touaregs de Bamako qui font les frais de la colère des autres ethnies maliennes. Les touaregs, minoritaires, suscitent la haine des autres ethnies Le Mali, qui est une véritable mosaïque ethnique composée, entre autres, de Bambaras, de Malinkés, de Peuls et de Songhays, a toujours été relativement épargné par la violence qui a affaibli d'autres pays africains, même si à son indépendance, en 1960, le Mali avait déjà connu plusieurs rebellions touareg. Une série d'accords de paix a contribué à instaurer une plus grande justice sociale à l'égard des «hommes bleus». Depuis une trentaine d'années, les Touaregs sont mieux représentés dans la fonction publique et les professions libérales. Mais des problèmes de pauvreté, d'accès aux soins et à l'éducation subsistent cependant dans le Nord du pays. Pays dont l'importance stratégique est relativement mineure, le Mali peut voir sa partie Nord devenir une base arrière islamiste de plus de huit cent mille kilomètres carrés, qui constituerait une menace patente pour les autres pays de la région autrement plus riches en ressources naturelles, à savoir le Nigeria, pays producteur de pétrole, le Niger, pays producteur d'uranium, l'Algérie, pays producteur de gaz, et la Mauritanie, pays producteur de fer. Depuis 2007, l'Etat malien n'a rien fait pour empêcher les groupes d'AQMI de s'enkyster dans le grand Nord du pays, où ils retiennent des otages occidentaux et prélèvent leur dîme sur tous les trafics transfrontaliers. Certains élus et officiers maliens se gardaient d'ailleurs d'intervenir, en échange de contreparties financières. Aujourd'hui, l'armée de Bamako, refoulée vers le Sud du pays, est incapable d'intervenir. Outre les salafistes d'Ansar Dine, les forces islamistes en présence au Nord du Mali sont Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI), qui se renforce et peut poursuivre et amplifier ses activités dans tout le Sahel, le Mouvement pour l'Unicité et le Jihad en Afrique de l'Ouest ancré en Mauritanie, le groupe Boko Haram, qui s'est spécialisé dans les massacres dans les zones chrétiennes du Nigeria, et le Groupement salafiste pour la prédication et le combat, qui reprend des forces sur la frontière entre l'Algérie et le Mali. Des contacts ont été établis avec les Shebab de Somalie : si ceux-ci sont séparés du Niger par l'Ethiopie, le Soudan et le Tchad, on doit noter que l'Ethiopie est un territoire poreux, comme le Tchad, et que le Soudan est un pays islamiste, donc bienveillant vis-à-vis des autres islamistes. L'alliance entre rebelles touaregs et jihadistes proches de l'AQMI est plutôt conjoncturelle car contre nature. Le MNLA, qui se proclame laïc, a atteint son objectif, qui était de contrôler le Nord du Mali, que les rebelles appellent l'Azawad et dont ils ont déclaré l'indépendance afin de négocier en position de force. De plus, les musulmans touaregs ne sont pas des radicaux. Les femmes ne portent pas le voile et jouissent d'une grande liberté. Alors que le mouvement djihadiste Ansar ed-Din, qui s'est prononcé contre l'indépendance de l'Azawad, prétend imposer la chariâ à l'ensemble du Mali. Quant au MUJAO, qui est une branche dissidente de l'AQMI, ses combattants veulent tout simplement déstabiliser l'ensemble des Etats de la région afin d'établir un émirat islamique au Sahel. Le chaos régnant aujourd'hui au Mali suscite une profonde inquiétude chez ses voisins, qui craignent désormais de faire les frais de la déstabilisation régionale provoquée par les effets de la guerre en Libye. Le Niger voisin, où vivent 700 000 touaregs, a connu deux rébellions armées dans le Nord, entre 1990 et 1995, puis en 2007-2009. Mais, depuis l'année dernière, le nouveau président, Mahamadou Issoufou, a largement associé les élites touaregs au pouvoir. Le Premier ministre, Brigi Rafini, est lui-même de langue tamacheq, et Rhissa ag Boula, l'un des anciens leaders rebelles, est aujourd'hui conseiller à la présidence. Ce dernier a affirmé que l'aventure séparatiste menée par les « frères touaregs du Mali » était une voie sans issue. Cependant, certains jeunes ex-combattants pourraient être tentés d'y monnayer leurs services. « Si la force militaire de la CEDEAO attaquait l'Azawad, cela susciterait une énorme émotion chez les Touaregs des pays voisins, avec des conséquences imprévisibles », estime Pierre Boilley, historien spécialiste des peuples sahariens. Le Niger a renforcé sa présence militaire aux abords de sa frontière avec le Mali. Qui va libérer le Nord du Mali ? Réunis, dimanche, à Nouakchott, la Mauritanie, l'Algérie et le Niger se sont penchés sur les « défis » posés par la crise malienne. « En faisant une exploitation opportuniste du putsch du 22 mars, la rébellion, au demeurant largement noyautée par des groupes armés terroristes, a occupé l'ensemble du Nord du Mali, avant de publier une proclamation unilatérale d'indépendance de l'Azawad que nous avons catégoriquement rejetée », a affirmé, à l'issue de cette réunion, le chef de la diplomatie mauritanienne, Hammadi Ould Hammadi. Si la déclaration d'indépendance du MNLA a suscité un rejet unanime en Afrique et sur la scène internationale, les stratégies divergent quant aux voies de sortie de crise dans le Nord du Mali. Théâtre, lui aussi, de rébellions touareg ces dernières années, le Niger souhaite voir mises à exécution les menaces d'intervention militaire brandies par la CEDEAO. « La solution ne peut être que politique », a au contraire plaidé, à Nouakchott, le ministre algérien délégué aux Affaires africaines et maghrébines, Abdelkader Messahel. « Un effort militaire pourrait aggraver davantage une situation déjà fragile et bien complexe », a-t-il prévenu, même si Alger a déployé des forces militaires à ses frontières avec le Mali, après le rapt, jeudi dernier, de sept de ses diplomates, dont le consul d'Algérie à Gao. Une chose est sûre : le Mali, seul, aurait les plus grandes difficultés à s'extirper de cette grave crise. Sa fragilité politique, territoriale et militaire fait aujourd'hui de ce pays la cible potentielle d'ingérences extérieures décomplexées. « Les enjeux énergétiques, sécuritaires, migratoires et idéologiques de la guerre globale trouvent leurs expressions dans cette recolonisation que les dirigeants politiques maliens n'ont pas vu venir », s'alarment ainsi les signataires d'un manifeste publié par le Forum pour un autre Mali. Réunis le 5 avril à Abidjan, en Côte d'Ivoire, les chefs d'état-major des pays de la CEDEAO ont esquissé les contours d'une force interafricaine de 2 000 à 3 000 hommes, appelée à renvoyer dans leurs foyers les insurgés nordistes de toutes obédiences. « Mais le temps presse, souligne un expert militaire. Or, assembler in situ un tel contingent requiert une sacrée volonté politique et, a minima, de cinq à dix semaines : il faut identifier les unités, les mettre à niveau, les équiper, les acheminer, arrêter un plan opérationnel. Et s'assurer que le troufion sénégalais est prêt à se faire tuer pour l'unité du Mali ». Si la France et les Etats-Unis excluent l'envoi du moindre détachement, ils fourniraient en revanche aux Casques blancs de la CEDEAO, Nigérians en tête, un appui substantiel, sous la forme de véhicules, d'armements, de transmissions, de renseignement, voire de couverture aérienne. Le poids-lourd de l'organisation régionale, c'est évidemment le Nigeria et ses 160 millions d'habitants. Son armée est déjà intervenue dans le cadre d'une mission militaire régionale au Liberia et en Sierra-Leone dans les années 90. Avec des résultats très controversés. De plus, l'armée nigériane est déjà bien occupée avec les attaques à répétition du mouvement islamiste Boko Haram, qui déchirent tout le Nord musulman du pays. Et elle est réputée avoir la main lourde, frappant sans faire trop de distinction entre les islamistes présumés et les civils innocents. Les organisations de défense des droits de l'Homme ont à plusieurs reprises pointé du doigt ces violations. Sans grand résultat pour l'instant. Comment se comporterait la troupe nigériane au Mali? Ou elle risque en plus de se trouver nez-à-nez avec des membres de Boko Haram, signalés à Gao… A part le Nigeria, qui d'autre peut intervenir? Le Burkina Faso? Une partie de son armée s'est mutinée l'an dernier contre l'autorité de Blaise Compaoré, au pouvoir depuis près d'un quart de siècle et médiateur dans la crise malienne. Serait-il judicieux de l'envoyer se battre contre des islamistes surarmés dans un pays voisin? Et la Côte d'Ivoire? Son armée est encore en grande partie en devenir. Pour l'instant, le gros des troupes est constitué d'ex-rebelles des Forces nouvelles qui n'ont de militaires que le nom. Et surtout pas la discipline. La grande réforme des forces armées ivoiriennes est dans les placards depuis un an. Comment envoyer ce corps hétéroclite combattre dans un pays étranger? Le Sénégal? Ce pays dispose de vrais militaires professionnels, déjà engagés dans de nombreuses missions de maintien de la paix de l'ONU sur le continent. Mais faire couler le sang des soldats sénégalais en plein désert malien sera-t-il la première priorité du nouveau président Macky Sall ? Il est permis d'en douter. Dans un entretien accordé à l'hebdomadaire français « L'Express » au sujet d'une éventuelle intervention militaire pour restaurer l'intégrité territoriale malienne, Eric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement, explique que « qu'elle soit conduite, avec l'appui des Occidentaux, par l'armée malienne ou par une force de l'Union africaine, la reconquête du Nord du Mali peut se faire sans grande difficulté dans les tout prochains mois. Dans une zone à ce point désertique, il suffit de reprendre et de tenir les villes. En l'occurrence, Gao, Tombouctou, Kidal et Tessalit. En face, il y aura des miliciens certes aguerris, mais dotés de moyens légers et plus redoutés pour leur mobilité que pour leur aptitude au combat urbain, et guère soutenus par les populations locales. Cela posé, on refoulera vers le désert des bandes sorties de l'aventure renforcées en armes, en moyens de transport, en effectifs et en ressources financières. AQMI et Ansar ed-Dine s'inscriront durablement dans le paysage comme des éléments perturbateurs. Le paysage demeure à ce stade assez confus, notamment parce que l'on manque de données fiables quant aux effectifs respectifs. Sur le papier, les Touaregs sont beaucoup plus nombreux, mais beaucoup moins armés. Grosso modo, le groupe islamiste Ansar ed-Dine disposerait de plusieurs centaines d'hommes -moins d'un millier, à coup sûr- et AQMI, de 300 à 500 combattants. Autre incertitude quant aux volontaires rentrés de Libye: combien ont rallié le MNLA, et combien la mouvance jihadiste ? Même question pour la répartition des armements, des stocks de munitions et des véhicules. S'agissant de l'issue de ce bras de fer, mieux vaut se montrer circonspect. Pour autant, le phénomène le plus frappant reste la montée en puissance rapide d'Ansar ed- Dine; alors même que tous les légionnaires de Kadhafi n'étaient pas -loin de là- de sensibilité islamiste. Nombre d'entre eux sont devenus citoyens de la Jamahiriya et certains ont combattu dès 1996 les maquisards du Groupe islamique combattant libyen ».