Najib Kallal, 63 ans, relieur de livres et restaurateur de manuscrits anciens à la manière traditionnelle, a témoigné, lors du colloque sur l'histoire du papier à Casablanca, à propos de son métier. Nous l'avons rencontré dans son échoppe près du marché de Koréa de Derb Soltane. Né en 1948, de père tunisien et de mère marocaine, il avait appris les rudiments du métier dans une imprimerie à Casablanca dans les années 60 du siècle passé, imprimerie L'Express, boulevard Ziraoui, aujourd'hui disparue. « Surtout j'avait appris des rudiments comment coudre le livre et le relier.. ». Il a dû quitter l'imprimerie, abusivement licencié par le nouveau propriétaire après 15 années de labeur. Le nouveau proprio voulait tout démolir pour construire un building. « Je suis resté attaché au livre et à la reliure en gardant une âme d'amateur ». Il répète tout le temps le mot « amateur » en y voyant moins le sens de manque de professionnalisme que le sens de passion désintéressée pour le livre et le papier. Tout en travaillant dans l'imprimerie, il s'adonnait à son activité chez lui et dans son échoppe et par la suite aussi quand il devait travailler en tant qu'employé à Berliet. « J'ai appris le complément du métier de relieur par correspondance ». Sa petite échoppe, encombrée de livres de tout genre et de rouleaux de tissu, peaux pour reliure, est située à Korea, Derb Saâda II, rue 91. C'est un véritable capharnaüm de trois mètres sur deux à peine avec une soupente. Des gens le contactent quotidiennement pour relier ou restaurer des livres. Parfois aussi des manuscrits anciens. Des tribunaux sollicitent ses services pour restaurer les vieux registres et autres documents en papier qui requièrent conservation en attendant la numérisation, travail colossal. C'est le cas des tribunaux de Marrakech, Tanger, Tétouan. Sa fille Najwa lui donne un coup de main en perspective d'une possible relève. La bibliothèque de la Fondation du Roi Abdul-Aziz lui avait confié d'importants travaux de reliure de livres. Il en est de même du Conseil des Uléma de Casablanca. Il a réalisé un livre album pour le prince de Monaco, insolite ! Il a inventé une technique de restauration des manuscrits et a réalisé des travaux de reliure et de restauration des livres et de vieux manuscrits dans la grande bibliothèque Mohamed Sekkat qui vient d'abriter les travaux du colloque. Né à Sfax en 1948, seul survivant d'une famille tuniso-marocaine, sa mère Aïcha Bent Mohamed Ben Lfqih, Marocaine, d'origine haddaouie, à la mort de son mari tunisien, quitte la Tunisie avec ses quatre garçons, pour venir s'installer à Casablanca en 1952. De cette époque Najib garde précieusement la copie du laissez-passer délivré par les autorités coloniales et qui a permis à Aïcha et ses quatre garçons de regagner la mère patrie un 13 août 1952. Après le collège, il est orienté vers le lycée Khawarizmi de Casablanca où il passera 6 mois tout au plus. Il abandonne les études pour travailler, la famille étant dans le besoin. A partir de 1964, à l'âge de 16-17 ans, il est employé à l'imprimerie L'Express boulevard Ziraoui au rez-de-chaussée d'un immeuble en face de l'actuel groupe scolaire El Bilia, payé 1,50 Dh l'heure. « J'avais toujours eu des hobbies : la chasse, la pêche à la ligne, la calligraphie, la photo. Quand j'ai commencé à faire la prière régulière à la mosquée, je voyais des corans dépenaillés, en lambeaux. C'est comme ça que j'ai commencé, par ma propre initiative, à les rafistoler en profitant de quelques rudiments que j'avais appris à l'imprimerie ». Redonner encore de la vie à des Corans que le temps et la manipulation quotidienne fatiguaient à l'excès, c'est ce qu'il voulait. Quelqu'un, le voyant absorbé dans cette activité, lui propose de contacter une adresse en France. « J'ai écrit à cette adresse et on m'a envoyé un catalogue avec explications sur des instruments et produits qu'il fallait acheter avec une somme importante à l'époque ». Il se procure l'argent exigé en rognant sur ses petites économies et, quelques semaines plus tard, il reçoit une caisse qu'il garde toujours contenant des instruments et des produits avec mode d'emploi. Depuis ce temps-là, il a commencé à apprendre. « A l'imprimerie, nous avions reçu un travail des registres de la Douane qu'il fallait restaurer, coudre, relier. Il y avait un juif marocain du nom de Prosper qui nous avait appris comment coudre les registres. Début des années 70, on a entendu dire qu'il y aurait des transformations dans l'imprimerie, que tout notre savoir-faire deviendrait sans utilité et qu'on perdrait notre travail. Inquiet pour l'avenir, j'ai commencé à penser comment améliorer, développer mon savoir-faire pour pouvoir survivre. C'est ainsi que je me suis retrouvé dans le domaine de la reliure et de la restauration. Dans ce domaine, il faut du savoir-faire mais surtout beaucoup de patience... ». Il allait, dit-il, au marché aux puces de Derb Ghallef pour chercher de vieux livres reliés dont il démontait la reliure, comme on ferait d'une machine, en déboulonnant les écrous, un à un et ça lui permettait de voir comment c'était fabriqué. Il constatait l'habileté de maîtres relieurs dans chaque livre. Ensuite remettre tout en place, morceau par morceau. Il répétait cet exercice, ce qui lui avait permis d'apprendre, de perfectionner son savoir-faire et d'améliorer son goût. Le livre est aussi objet qui doit être beau. Pour les manuscrits anciens, des gens viennent solliciter ses services, souvent les manuscrits sont rongés par la vermine avec des pages détachées ou rognées. « Le fait de l'emploi d'une colle naturelle à base de farine bouillie cela entraînait, avec le temps et les conditions d'humidité, l'apparition d'insectes qui rongent le papier ». Actuellement, précise-t-il, il y a des colles spéciales qui évitent ce genre de vicissitudes. Avant de restaurer le manuscrit, il faut traiter pour éviter une rechute. « Les manuscrits anciens c'est pratiquement depuis les années 70 que je m'en occupe. J'ai travaillé avec des institutions dotées de bibliothèques avec des vieux livres comme le Conseil des Ulémas, je travaille avec eux pendant quelque 15 ans, ils m'envoient des livres anciens à restaurer ou à relier et aussi des manuscrits précieux ». Pendant que nous discutions, des clients viennent soit pour récupérer des livres, soit pour les déposer. Chaque fois, on marchande le prix. « Ceux qui vous apportent des livres à restaurer ou à relier, croyez bien que ce sont des livres auxquels ils tiennent comme à la prunelle de leurs yeux » Humble, il accepte tous les travaux, et ne méprise pas les travaux les plus simples. « Je suis comme le cordonnier, je travaille sur n'importe quel livre. Je ne repousse aucun travail. Je ne suis pas comme d'autres qui rejettent les petits livres, à moins d'en avoir tout un stock. J'accepte de travailler pour n'importe quel ouvrage ».