La série « Dem El Mechrouk », qui explore les tensions familiales autour de l'héritage et le phénomène de « Tfarqich » à la campagne, a suscité un débat sur son identité, dont le scénario a été développé par une Egyptienne. Dans cet entretien à bâtons rompus, le réalisateur Ayoub Lahnoud nous dévoile les coulisses de ses choix artistiques dans cette œuvre, scrutant en profondeur les fragilités humaines. * La série « Dem El Al Mechrouk » a attiré un large public durant les premiers jours du Ramadan. Quel est votre ressenti face à ce succès et quel message souhaitez-vous adresser aux téléspectateurs qui suivent la série ?
- La série continue de susciter l'engouement des téléspectateurs, et je ne peux qu'être ravi et profondément heureux de l'enthousiasme du public marocain pour les productions locales. Néanmoins, la réalité est que je me trouve encore à un stade précoce, animé par de nombreuses interrogations sur ce qui intéresse le public et la manière dont il interagit avec les différents genres. J'entends les échos des réactions du public à la télévision dans l'espoir d'en tirer des leçons qui pourraient m'être utiles pour l'élaboration de nouveaux projets à l'avenir.
* Quelle est l'histoire de cette série et en quoi reflète-t-elle la réalité de la société marocaine ?
- « Dem El Mechrouk » raconte l'histoire d'une famille (sororité) dissoute qui se réunit autour d'un héritage, qui semble en premier être un cadeau empoisonné pour ensuite s'avérer devenir la meilleure leçon de vie qu'une mère peut offrir à ses filles devant un monde coriace et impitoyable. À travers une mise en scène, centrée sur le réalisme psychologique, la caméra agit comme un projecteur, scrutant les réactions humaines et les conflits intérieurs des personnages dans un climat de tensions continues. L'ensemble du décor a été minutieusement conçu, en particulier l'éclairage, pour mettre en évidence la fragilité des liens familiaux dans ce contexte, soulignant le risque d'un effondrement progressif de la structure familiale, au profit de l'argent et du pouvoir.
* Outre cet aspect familial, cette production braque les projecteurs sur l'activité des réseaux de vol de bétail, un phénomène de plus en plus fréquent au Maroc. Quel message souhaitez-vous transmettre à travers cette série ?
-Le vol de bétail, communément appelé « Tfarqich », est une activité qui existe depuis toujours, mais qui n'est pas propre au Maroc. C'est normal que cela puisse sembler étranger pour certains (on n'élève pas de bétail en appartement non plus). Mais si vous mentionnez « Lfraqchia » à n'importe qui dans la campagne, vous comprendrez à quel point c'est un phénomène qui prend une dimension plus importante. Hormis la dénonciation, et sans vouloir gâcher l'intrigue, le traitement de Lfraqchia porte un message aussi classique et limpide que dans tous les films de mafia ou de gangs : le crime, comme le feu, se consume lui-même dans sa quête de destruction. Avec le personnage de Miloud, on soulève aussi une autre question : l'amour est-il assez fort pour transformer le caractère d'un criminel dans un processus de désistement ?
* Le personnage incarné par Dounia Boutazout n'est pas passé inaperçu auprès des téléspectateurs en raison de son design particulier. Comment avez-vous conçu ce personnage et quelle a été votre inspiration ?
- Les animaux sont ma principale source d'inspiration dans la conception des personnages et de leurs designs. J'ai été immédiatement frappé par une lionne matriarche rare qui avait perdu un œil en œuvrant pour la protection de ses lionceaux. C'est là l'essence même de la famille, notamment au Maroc. Cela m'a inspiré pour créer son apparence bien avant le personnage lui-même. Notre quête pour justifier ces cicatrices a renforcé et enrichi le caractère, notamment en ajoutant de la profondeur à son passé et à son vécu.
* Des informations suggèrent l'existence d'un personnage au Maroc ayant les mêmes caractéristiques que celui que vous avez conçu. Avez-vous eu l'occasion de rencontrer ce genre de personne dans votre quotidien ?
- Oui, franchement, on voit de tout. Je pense qu'on a tous rencontré des personnes marquantes dans notre vie. Par exemple, pour El Bachir, j'ai personnellement connu un père qui a été aussi sévère avec son fils que notre personnage. Ce sont des inspirations qui restent avec vous, et puis un jour, quand nous en avons besoin, on les ressort et on s'en nourrisse pour la création d'une œuvre artistique digne du vécu de chacun.
* Le scénario de la série a été écrit par une scénariste égyptienne, ce qui a déclenché un débat sur une possible imitation des créations égyptiennes, avec leurs spécificités. Quel est votre avis sur cette question ?
- Le scénario de l'œuvre a été proposé par Hagar Ismael, une Egyptienne résidant au Maroc, depuis dix ans, où elle a fondé une famille. Ce même scénario a été, par ailleurs, peaufiné dans le cadre d'un atelier d'écriture dirigé par Amine Smai et composé de Hagar, elle-même, et Samir Kassiri. Tout le débat autour de la présence d'une Egyptienne dans l'équipe, un détail qui reste toutefois secondaire, a quelque peu été exagéré, d'autant plus que les faits et la réalité montrent qu'il s'agit d'un produit marocain. À mon sens, si l'équipe d'écriture n'avait pas compté l'actrice égyptienne, la série aurait sans doute été critiquée pour d'autres raisons. La critique demeure un phénomène inévitable auquel il faut s'attendre, après la diffusion de chaque œuvre artistique, en particulier pendant le Ramadan.
* Quelles circonstances ont conduit au choix de ce scénario en particulier ? Peut-on parler d'un travail d'adaptation dans ce cas ?
- De mon côté, j'ai choisi le projet sur la base d'une idée proposée par la scénariste égyptienne Hajar. Ce pitch a ensuite été développé par le scénariste marocain Amine. J'étais, à la fois, convaincu du potentiel dramatique énorme du projet et impressionné par sa singularité, que l'on ressentait dans les séries des années 90. Ces œuvres qui nous réunissaient devant nos écrans nous laissaient captivés pendant des heures. C'est ce qui a été le plus séduisant dans l'idée de base et ce qui m'a poussé à m'aventurer dans ce projet. Cela dit, il n'y a jamais eu d'adaptation. J'aurais été plus que fier de dire que nous avons adapté une œuvre, ce qui n'est d'ailleurs pas du tout un mal, si adaptation il y avait. Je rappelle que c'est une histoire locale depuis sa genèse qui ressemble à son public.
* Que répondez-vous aux critiques concernant la similarité des ambiances et des costumes des personnages avec ceux des habitants du Saïd en Egypte dans cette œuvre ?
- Les éléments de la série sont marocains, à commencer par le caftan, le qmiss, la mdemma, le chedd (foulard), l'izar, le cherbil, les bijoux berbères et le selham. L'univers de la série se déploie dans des décors profondément ancrés dans la culture marocaine, tels que la campagne, la ferme, le douar, le souk, les abattoirs, les rues des bouchers. Alors, je me demande : en quoi cet univers ne pourrait-il pas être considéré comme marocain ? Il se peut que l'agencement de certains éléments de la direction artistique évoque une imagerie égyptienne, mais à mon avis, il serait plus judicieux de dissocier la polémique autour du scénario de la mise en image de ce dernier.
* Cette série a ravivé le débat sur une éventuelle crise scénaristique au Maroc. Partagez-vous cette analyse ?
- La crise scénaristique, pour moi, est universelle. Je pense que les retours restent très génériques lorsqu'on se contente de dire : « Le scénario est faible, redondant, il y a crise... », alors que la vraie question est : y a-t-il une crise d'idées et d'inspiration ? Je dirais non car le monde ne cesse de nous émerveiller par des événements inspirants qui méritent d'être racontés. Par contre, lorsqu'on lit ou écoute les critiques, personne ne mentionne la technique, le diagnostic d'écriture, ni le temps d'exécution record, reflétant l'engagement et le professionnalisme des équipes.
* Sur un autre registre, certains reprochent à la série un manque de diversité dans les décors, se limitant à des scènes intérieures. Etait-ce un choix délibéré ou une nécessité ?
- Le manque de décor est un commentaire qui revient sur pratiquement toutes les productions. Je pense que c'est l'industrie qui répond à cette question. Mais si cela ne tenait qu'à moi, je ne suis pas du tout affecté par cela. À titre d'exemple, dans la série « Succession », la saison 1 se déroule littéralement sur trois ou quatre décors principaux. Ce qui compte le plus, dans cette démarche, est de développer une histoire dramatiquement solide qui peut intéresser un large public.