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Faux, critique et marché de l'art
Entretien avec Moulay Abdallah Lyamni, collectionneur et artiste-peintre
Publié dans L'opinion le 12 - 02 - 2010

Abordant cet entretien, deux interrogations à caractère épistémologique se posent dès le départ et ne laissent pas de s'opposer le cas échant, une fois placées sous un angle strictement éthique, à savoir celle ayant trait aux règles de commerce pures et simples appliquées aux œuvres d'art lors d'expositions ou de ventes aux enchères (acheter et vendre et à quel prix), l'autre à l'œuvre elle-même comme création, entité indépendante, libre de tout calcul préalable et de toute considération mercantile. Autrement dit, d'un côté il y a les marchands, les collectionneurs et amateurs de tout poil avec leur logique d'offre et de demande, de l'autre les artistes, ceux-ci étant censés n'être préoccupés que par leur travail de création, de quoi remplir suffisamment tout leur temps. Bien sûr, si les sollicitations extérieures dont ils pourraient faire l'objet ne sont pas sinon interdites, du moins gênantes pour eux : intermédiation, échanges, aides, tractations occasionnelles pour subvenir à certains besoins, ils ne devraient pas en être influencés outre mesure, au point de dégénérer et de les faire se détourner de leur but essentiel, qui est celui de s'exprimer par les moyens de l'art et d'enrichir un peu plus l'imaginaire collectif. Un certain sens de l'idéalisme convient toujours à l'artiste inventeur de nouvelles formes, surtout en un temps où l'argent cancérise les valeurs morales et nuit aux rapports sociaux habituels. Et, comme le bonheur n'est pas chose ordinaire, cet artiste doit comprendre qu'il y va de son art comme d'une sorte de « mission » dont il aura à rendre compte tôt ou tard devant l'histoire. On pourrait parler là aussi d'« engagement »…
Or, nous assistons au Maroc, après cinquante années d'exercice pictural toutes générations confondues, à une déplorable, à une triste et révoltante situation : véritable mise en tombeau de ce que les années 60, 70 et 80 ont connu de palettes fortes, sincères, profondes, visionnaires et sans démagogie, inspirées par une non moins transparente prise de conscience de la réalité environnante et un sentiment de probité viril, qui fait toujours honneur.
On assiste à une lente et sûre déliquescence de la vocation artistique, à un travail de sape mené par d'obscurs individus venus à l'art avec des idées bien arrêtées : amasser autant de fric possible et par n'importe quel moyen. Parmi eux de pseudo-critiques au langage frisant le délire, des journalistes mal rémunérés et qui misent sur la générosité (empoisonnée) d'un relationnel tout aussi intéressé qu'eux, des scribouillards de la dernière heure jetant leur dévolu sur de nouvelles palettes vulnérables et faciles à mener en bateau, de nouveaux collectionneurs ne dépassant pas la trentaine, embrouillés dans la théorie et qui prêchent finalement le profit comme seul savoir-vivre ici-bas…
Une situation critique donc à n'en pas douter, qu'on pourrait comparer à ce qui se passe dans d'autres secteurs de la vie publique, où l'opportunité de se faire un pactole échappe encore à la comptabilité étatique.
L'entretien que nous avons eu dernièrement avec Moulay Abdallah Elyamani, connaisseur du milieu, s'inscrit dans le contexte ces réflexions globales amorcées plus haut.
Q : Revenons au marché de l'art. D'après vous, qu'est-ce qui marche le plus aujourd'hui ?
R : Il faut savoir que ce sont les noms qui se vendent, pas vraiment les œuvres qui portent la signature et auxquelles on comprend rarement peu de chose ! Et les noms qui se vendent ne dépassent pas à mon avis le nombre de cinq, que je ne citerai pas, me contentant de dire qu'ils appartiennent tous à la deuxième génération (1965-1975). De la première, on pourrait à la rigueur retenir deux ou trois qui vaillent la peine… Aujourd'hui, l'évaluation d'un nom en numéraire dépend de ces mains invisibles qui tirent les ficelles du marché et dictent les prix qui leur siéent. C'est un marché à huis clos, bien qu'il n'en ait pas l'air et qu'il joue la carte des médias. Les cinq noms dont j'ai parlé n'ont pourtant apporté à l'art rien d'extraordinaire. Il se trouve tout bonnement que, dans ce pays, la spéculation bat son plein. Un artiste peut ne pas valoir forcément grand chose et voir du jour au lendemain ses œuvres portées au firmament. Parce que cela a été décidé comme ça, ailleurs. Surtout s'il vient à mourir, ce qui est considérée chez nous comme une aubaine, et quelle aubaine!, faisant ainsi le bonheur (malsain) de ceux qui ont un nombre suffisant de ses travaux. Cet état d'esprit et de choses prouve assez qu'à ce sujet-là les critiques d'art qui avalisent les décisions des spéculateurs ne sont au fond que de piètres illusionnistes puisqu'ils font de leur côté le lit de la magouille et du bizness. Sinon, pourquoi les œuvres qu'à laissées Tayeb Lahlou ne sont pas mises en valeur, non plus celles de Belcadi, ni de Mghara, qui étaient pourtant tous de grands artistes ? J'en dirais autant de Miloud Labied qui, de son vivant, ne défrayait pas tellement la chronique commerciale, mais qui aujourd'hui vaut les yeux de la tête ? Parce que, encore, les mains invisibles dont je parlais sont toujours là et veillent au grain !
Q : Que pensez-vous de la jeune génération des artistes, actuellement ?
R : Ce sont de vrais artistes, il n'y a pas de doute. Mais j'ai peur qu'ils ne connaissent le même sort et soient entraînés dans la même mascarade que certains de leurs devanciers. Ils risquent la marginalisation et l'exploitation à outrance. J'en ai vu qui ont bien démarré mais qui ont vite basculé dans l'anonymat comme un certain Mbarek Balili, un Bouhtouri. L'exemple le plus frappant restera celui de feu Douah mort pratiquement dans la misère et dont les spéculateurs s'arrachent aujourd'hui le peu qu'il avait produit, certains criant même au génie de leur voix de fausset. J'en citerai un autre lui aussi laissé pour compte : Khiari. En 1986, cet artiste avait atteint des prix tournant autour de 8.000 dhs ; maintenant, il ne vaut plus grand chose, sauf en France à Paris 17ème et 18ème, où l'on raconte, est-ce vrai ou faux, que ses œuvres frisent les sept millions de centimes !! Tout cela, parce que certains opportunistes, qui ont pu s'acquérir un lot inestimable d'œuvres de ces artistes à des prix dérisoires surenchérissent impudiquement sur eux, parfois à couteaux tirés (pour employer une métaphore). La question qui se pose toujours, c'est sur quels critères se base-t-on pour affirmer que tel artiste vaut tant et tel autre tant, surtout quand on sait que la plupart des acteurs dans ce domaine n'ont pas de culture artistique qui les motiverait et les excuserait en même temps aux yeux des autres. C'est encore là que la critique d'art devrait intervenir et imposer sa force, si jamais force il y a !
Q : Ceci nous amène à la question du faux, un faux qui circule aujourd'hui librement et traverse même parfois les salles de ventes aux enchères sans qu'on y prenne garde, n'voyant que du feu. Qu'en dites-vous ?
R : A votre avis, qui aurait intérêt à faire des faux, à part les personnes réduites à la survivance ? Et ces personnes-là, ne seraient-elles par hasard celles qui ont fait les Beaux-arts et qui, le diplôme de sortie en poche et le chômage à l'horizon, se transformeraient par la force des choses en faussaires pour subvenir à leurs besoins les plus élémentaires ? Faussaires seraient peut-être aussi les artistes marginalisés possédant un certain talent, une maîtrise et une technique à toute épreuve, et qui n'hésiteraient pas de copier et vendre le premier venu des peintres ayant une cote respectable. Certes, ce n'est pas n'importe qui, à mon avis, qui pourrait plagier telle ou telle œuvre sans avoir au préalable des connaissances solides en matière d'art. Et puis les faux ont toujours existé et ce n'est pas nouveau au Maroc. C'est aux critiques et aux experts de le dénoncer. Et il y faudrait bien entendu beaucoup de courage.
Q : En tant qu'artiste, parlez-nous un peu de votre travail.
R : Cela fait quand même trente ans que je collectionne des oeuvres et trente ans ou plus que je peins aussi. C'était justement feu Kacimi qui m'avait encouragé au départ, mais aussi le critique Chafik Zougari (aujourd'hui, cela dit à titre d'anecdote, simple ouvrier d'usine en Espagne, ce qui est une honte pour l'intelligentsia marocain !). Généralement, je peins ce que je ressens par rapport à mon vécu quotidien. Ce sont des formes semi figuratives, qui interpellent l'inconscient et se réfèrent aussi à la mémoire puisque le souvenir pour moi comporte toujours une part d'actualité. Cela tourne parfois à l'abstraction avec des tons sombres, que je dirais propres à ma sensibilité. Parfois aussi je ne mets pas de couleur ou si peu, manière de me rebeller contre une réalité peu réceptive et un état de fait qui se présente pour l'instant comme une gageure quasi impossible à prévoir des jours meilleurs …


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