L'effondrement de la livre turque accentue les déséquilibres de l'accord de libre-échange entre le Maroc et la Turquie. Alors que les importations turques explosent, les secteurs économiques marocains peinent à suivre le rythme. Cette situation met en lumière les limites d'un accord de libre-échange devenu à sens unique. Depuis fin 2019, la Turquie est prisonnière d'une spirale inflation-dévaluation, marquée par une flambée des prix qui pèse lourdement sur son économie. En novembre dernier, la hausse des prix à la consommation a ralenti pour le sixième mois consécutif, atteignant 47,1% sur un an contre 48,6% en octobre, selon les chiffres officiels publiés par l'institut statistique turc (Tüik). Sur un mois, la progression des prix s'est maintenue à 2,2%, principalement alimentée par la faiblesse chronique de la livre turque. Ce phénomène touche l'ensemble des secteurs économiques du pays. Face à cette inflation tenace, la Banque centrale turque a relevé ses prévisions pour 2024, anticipant un taux de 44% contre 38% initialement prévu en août. Toutefois, pour le huitième mois consécutif, le taux directeur est resté inchangé à 50%. Cette conjoncture suscite des inquiétudes chez les acteurs économiques. Le PDG de Renault Turquie a récemment exprimé son inquiétude face à la pression inflationniste qui fragilise les performances du secteur automobile turc. Pendant ce temps, d'autres pays comme le Maroc gagnent du terrain dans ce secteur stratégique.
Effet sur le Maroc L'économiste Abdelghani Youmni souligne que la dépréciation de la livre turque a eu des effets négatifs sur la balance commerciale marocaine. La monnaie turque est passée de 5,64 dirhams en 2006, année de signature de l'accord de libre-échange entre Rabat et Ankara, à 0,33 dirham en 2024, marquant une dévaluation de près de 17 fois. Cette situation a favorisé les importations turques au détriment de l'économie marocaine, tout en intensifiant les flux touristiques marocains vers la Turquie. Les échanges commerciaux avec la Turquie posent un réel problème pour le Maroc. Abdelghani Youmni affirme que la nouvelle grammaire du développement économique repose sur une croissance tirée par la demande extérieure, avec comme leviers l'industrialisation et la création d'emplois de qualité. Or, cela ne sera pas possible avec des partenaires commerciaux unilatéraux comme la Turquie. À court terme, le Maroc risque de perdre entre 0,5 et 1 point de croissance, tandis qu'à long terme, les conséquences pourraient être encore plus graves avec des milliers d'emplois menacés, notamment dans l'artisanat et les petites entreprises. Pour l'économiste, les entreprises marocaines se retrouvent face à un dilemme. Elles ne peuvent pas mener une guerre commerciale tout en affrontant un rival dynamique et agressif. Cela limite toute tentative de protectionnisme et met en lumière la fragilité structurelle du modèle actuel.
Echanges déséquilibrés Une analyse des principaux partenaires commerciaux du Maroc révèle que quatre d'entre eux – l'Espagne, la France, la Chine et les Etats-Unis – investissent massivement dans le pays. Ces investissements stratégiques jouent un rôle central dans la stimulation de l'économie marocaine, contrairement à la Turquie où les échanges demeurent déséquilibrés. À fin mars 2024, le commerce extérieur du Maroc montre que l'Espagne reste le premier fournisseur avec une part de 15,3%, suivie par la France avec 11,4%, la Chine avec 10,8%, les Etats-Unis avec 7,1% et la Turquie avec 5,2%. Du côté des exportations, l'Espagne domine avec 22,5% des exportations marocaines, suivie de la France avec 21%, tandis que l'Inde, l'Italie et le Brésil complètent le classement avec respectivement 4,5%, 4,4% et 3,8%.
Des exportations dominées par l'automobile Entre août 2023 et juillet 2024, les entreprises turques les plus performantes dans leurs exportations vers le Maroc sont principalement issues du secteur automobile et énergétique. Oyak Renault Otomobil Fabrikalari Anonim Sirketi arrive en tête avec un total de 206,4 millions de dollars. Elle est suivie par Turkiye Petrol Rafinerileri Anonim Sirketi, qui a exporté pour 90 millions de dollars, Ford Otomotiv Sanayi Anonim Sirketi avec 51,27 millions de dollars et Vestel Ticaret Anonyme Sirketi avec 46,76 millions de dollars. Cette dynamique confirme l'importance des secteurs stratégiques turcs dans les échanges commerciaux avec le Maroc, tout en soulignant un déséquilibre croissant au détriment de l'économie marocaine.
Trois questions à Abdelghani Youmni : "L'ALE avec la Turquie n'aide pas le Maroc à atteindre la croissance de 6% pour doubler le PIB à l'horizon 2035" * Quel impact des pressions inflationnistes en Turquie sur l'ALE avec le Maroc ?
- L'impact de l'inflation et de la dépréciation de la livre turque est négatif sur notre balance commerciale, la livre turque est passée de 5.64 dirhams en 2006 à 0.33 dirhams en 2024, soit une dévaluation de 17 fois. Dans l'absolu, en faisant abstraction des ajustements restitutifs opérés dans les accords de libre-échange et en ayant à l'espoir les seuls effets de la dépréciation monétaire de la livre turque, il conviendrait de reconnaître que 2023 et 2024 ont connu des hausses excessives des exportations pour faire du Royaume le second client africain de la Turquie mais seulement son 10ème fournisseur.
* Comment le Maroc doit-il protéger ses intérêts commerciaux dans une telle conjoncture ?
- Le Maroc n'a pas aujourd'hui de leviers de court terme pour défendre ses intérêts commerciaux car en plus d'utiliser le dumping monétaire pour envahir les marchés et détruire des emplois dans les secteurs du textile, d'immobilier et de la construction immobilière via la menuiserie, la quincaillerie et le luminaire, le secteur privé turc est encouragé par des subventions publiques qui exonèrent à 100% de l'impôt sur les bénéfices et prennent en charge 50% de la masse salariale des enseignes installées à l'étranger. Ce contournement des barrières tarifaires et non tarifaires sans création d'emplois localement est une stratégie de collier de perles qui rend impraticable toute tentative de protectionnisme. C'est un réel dilemme du prisonnier pour les entreprises marocaines, elles sont à la fois dans l'incapacité de mener une guerre commerciale tout en faisant face à un rival agile et actif.
* Que pourrait coûter au Maroc l'importation des biens corrélée à un tel niveau d'inflation chez un partenaire commercial ?
- Si la Turquie est victime d'un cercle vicieux de l'inflation, elle en fait une arme pour ses exportations et pour utiliser ce paradoxe comme outil de la réduction du déficit commercial. Pour preuve, la Banque Centrale turque a réduit, malgré une forte inflation, son taux directeur de 19% à 8,5% entre 2021 et 2023, ce qui a conduit à une dépréciation de la livre turque de près de 60% par rapport au dollar et un bond de l'inflation de 19,3% en août 2021 à 85,5%. Les exportations du Maroc vers la Turquie sont insignifiantes et ne contiennent qu'une très faible composante du facteur travail, l'inverse n'est pas vrai car les produits manufacturés turcs encerclent les marchés marocains de l'extérieur et à l'intérieur à travers des dizaines d'enseignes dans l'ameublement. Commerce international : Quels recours pour le Maroc ? Selon Abdelghani Youmni, l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) a pour mission de protéger les principes fondamentaux du commerce international, tels que la non-discrimination, la réciprocité et la transparence. Le droit est là pour soutenir et accompagner les accords de libre-échange, souvent construits et rédigés conjointement sur le long terme, afin d'être au cœur de la diplomatie du commerce extérieur. La pertinence de ces mécanismes réside dans le fait que les accords de libre-échange (ALE) prévoient, en cas de crise comme une récession ou une inflation liée aux coûts, l'utilisation d'instruments tels que les clauses de sauvegarde (droits de douane temporaires ou quotas), ainsi que des mesures de flexibilité, comme la réduction des importations et exportations ou la protection de l'approvisionnement en ressources et intrants stratégiques. Si l'inflation persiste et perturbe gravement les échanges, les partenaires peuvent renégocier les accords de libre-échange ou instaurer des droits de douane compensateurs afin de réduire le déséquilibre coûts/bénéfices entre importateurs et exportateurs. Contrairement au dumping classique, une stratégie délibérée pratiquée par la Chine, le dumping inflationniste de la Turquie est la conséquence de déséquilibres subis, dus à une inflation monétaire structurelle. Celle-ci oblige le pays à maintenir des prix artificiellement bas afin de réduire son déficit commercial, en favorisant des exportations massives pour renforcer les réserves de change et soutenir ses importations. Inflation : L'économie turque se stabilise Lors d'une intervention à la Chambre de l'Industrie d'Istanbul (ISO), Fatih Karahan, Gouverneur de la Banque centrale turque, a indiqué que les prévisions concernant la tendance sous-jacente de l'inflation se sont améliorées, bien que plus lentement que prévu. Il a précisé : "Avec la poursuite du processus de désinflation et l'établissement ultérieur de la stabilité des prix, la prévisibilité augmentera. Ainsi, les décisions d'investissement, de production et de consommation seront prises avec une perspective à plus long terme". Karahan a rappelé que le processus de désinflation est en cours, notant que l'inflation des consommateurs est tombée à 48,6% en octobre, marquant une baisse significative par rapport à son pic enregistré en mai. Il a également souligné que la Banque centrale prévoit un taux d'inflation de 44% d'ici la fin de l'année. "L'inflation, qui a chuté rapidement pendant les mois d'été en raison de l'effet de base, continuera de baisser dans la période à venir grâce à l'amélioration de l'inflation mensuelle", a-t-il conclu.