Les paroles s'envolent et les écrits restent. C'est un adage qu'on dirait inventé pour la littérature indépendantiste du siècle dernier. Parmi les vedettes de ce courant, nommons en tête les regrettés Allal El Fassi et Abdelkarim Ghallab. Rétrospective. Après la conférence d'Algésiras (1906), qui entendait préserver l'intégrité et l'indépendance du Maroc, la tentative de modernisation de l'Etat marocain pour échapper à la concupiscence des Européens, notamment de la France, de l'Espagne et de l'Allemagne, a fait chou blanc et le Royaume s'en est trouvé déboussolé. Au milieu de ce chaos, un mouvement nationaliste est né. Loin de se résigner, les leaders de ce mouvement politique ont donné libre cours à leur plume acerbe pour mettre sur papier les maux d'une nation en quête de dignité et de liberté. Exemples.
El Fassi, sa plume, sa bataille
A cette époque, Feu Allal El Fassi ne jurait que par le nationalisme arabe (Al Qawmiya Al Arabia), soit cette réclamation de l'héritage commun au monde arabe, selon laquelle tous les Arabes sont unis par une Histoire, une Culture et une Langue commune.
Ce nationalisme de bon aloi était aux antipodes de la ségrégation, contrairement à ce que la presse française de la Métropole se plaisait à prétendre. Bien au contraire, il prônait la thèse de l'existence d'une seule nation arabe s'étendant de l'Atlantique au Golfe et aspirait à une citoyenneté libératrice des archaïsmes politiques, des sectarismes tribaux, et de toutes les formes de subordination sectaires. D'ailleurs, c'est un mouvement intellectuel qui s'est illustré contre les Ottomans à la fin du XIXe siècle puis lors de la Grande Révolte arabe et qui a fait l'unanimité auprès de plusieurs millions d'individus. Ces faits héroïques demeurent gravés dans les écrits du défunt militant
En 1954, le leader Allal Al Fassi a publié « Le mouvement d'indépendance en Afrique du Nord arabe » chez le Conseil américain des sociétés savantes (American Council of Learned Societies). La cerise sur le gâteau en est que la publication n'a pas tardé à devenir une référence aux pays arabes. Cependant, ce franc succès rencontré par le militant chevronné et auteur prolifique a été suivi, en 1960, par la publication du « Livre rouge » du même auteur. Et quel titre incitatif, teinté de nationalisme, qui nous rappelle d'emblée le sang des martyrs et les affres des guérillas françaises en Afrique du Nord. C'est aussi un ouvrage richement documenté qui porte témoignage de l'engagement du leader politique, de ses luttes et de ses démarches pour contrecarrer toute la construction européenne coloniale. Un ouvrage qui saura réveiller la conscience historique des Nationaux et permettre aux nouvelles et futures générations de saisir les événements qui ont jalonné pratiquement les trois derniers siècles du dernier millénaire.
L'œuvre de Ghallab, résolument tournée vers l'avenir
À l'instar du regretté Allal El Fassi, Abdelkarim Ghallab, Journaliste, homme politique, militant istiqlalien et écrivain a fait de sa plume son principal cheval de bataille. Une bataille pour la dignité qu'il a entreprise le jour où il a décidé de faire ses études au Caire pour obtenir sa maîtrise de littérature arabe mais aussi pour publier des chroniques dignes de ce nom dans la presse égyptienne.
Journaliste et écrivain. C'est ainsi qu'il s'est, donc, fait connaître dans les années 40 du siècle dernier auprès de son public marocain et égyptien. Sa bibliographie comporte Génesis (genèse en français), un récit documenté, riche en dates et mouvements phares du nationalisme arabe. Ce frère de plume, qui a noirci des milliers de pages à L'Opinion et à Al Alam, est surtout connu pour avoir publié « Le Passé enterré » au lendemain du protectorat, dans lequel il livre, in extenso, les récits poignants des militants pour l'Indépendance du Royaume. Un livre qui a fait un carton lorsque la libération du carcan français était encore un souvenir frais mais qui n'a été traduit en français par Francis Gouin qu'en 1991.
Au carrefour de la chronique, du roman, de l'essai historique et de l'œuvre politique, « Le passé enterré » d'Abdelkrim Ghallab est en premier lieu un voyage dans les tréfonds des mentalités d'un peuple ancien, aux prises avec une réalité vécue comme un cercle vicieux, endurée car non choisie, transmise par la domination coloniale. C'est aussi un récit des mille et une histoires vécues à Fès ; cette ville, jadis, repliée sur ses conventions et son passé florissant de cité autonome et conquérante, mais qui éclot soudain comme une fleur dans un vaste champ, exposée à ses changements et à ses bouleversements.
Le livre replonge le lecteur à Fès, cette cité qui a vu grandir ses enfants et aspiré à un Maroc libre et fort, prêt à relever les plus grands défis. Et le titre dit tout, car il est tourné vers l'avenir, visant courageusement un développement sans fin et refusant de se replier sur le passé. Fès, racontée par le regretté Ghallab, devient ainsi un concentré urbain où se condensent les contradictions et se cristallisent les antagonismes, avec le défi de construire un avenir meilleur.
À tout point de vue, ces deux écrivains, à leurs heures gagnées, ont marqué à tout jamais la mémoire et l'Histoire de l'Indépendance du Royaume, cette étape charnière vers la transition politique.
Archives : Il était une fois dans « L'Opinion » Journaliste chevronné et figure de proue du Parti nationaliste de l'Istiqlal, Abdelkrim Ghallab était adulé et respecté pour sa plume incisive. Voici un de ses articles datant de plusieurs décennies, retrouvé dans nos archives. « Cet avenir ne peut être réalité que dans une durée de 20 ans, au moins dans le sens qu'un enfant, de 6 ans, qu'il faut instruire, éduquer, lui inculquer la moralité et l'idéologie saine, préserver contre la dégradation, la délinquance et le déviationnisme, ne peut mûrir et s'épanouir dans l'orientation souhaitée que dans 20 ans. En effet, c'est à l'âge de 25-26 ans que l'être humain devient un homme conscient de ses responsabilités vis-à-vis de sa société et sa patrie ». Ces propos empreints de perspicacité sont du regretté Abdelkrim Ghallab, dans un article publié sur « L'Opinion » il y a bien longtemps. « C'est pourquoi nous ne devons pas perdre ces 20 ans au détriment de la jeunesse montante. Mieux nous n'en avons pas le droit », continuait-il dans son article intitulé « L'Indépendance est une chose et l'édification de l'Indépendance en est une autre ». La jeunesse en tant que relève de la Nation est une thématique qu'il a toujours défendu sur les colonnes d'Al Alam et L'Opinion. Toujours dans le même article de presse, l'écrivain et journaliste à la plume poursuivait : « A l'école primaire, une grande majorité abandonne pour les raisons que l'on sait : incapacité de la bourse des parents à subvenir aux frais scolaires, mauvaise adaptation des programmes, renvois, etc. ». Pire, « Au cycle secondaire la plupart sont encore forcés d'interrompre leurs études pour les mêmes causes », faisant allusion au mal de l'abandon scolaire et universitaire qui représente, même à l'écriture de ces lignes, un véritable talon d'Achille. En définitive : l'Indépendance, c'est bien. La généralisation du savoir, c'est encore mieux ! Histoire : Aux origines du nationalisme arabe Les Turcs se sont appropriés Bagdad en 1533, le Sultan ottoman Selim 1er devint, ipso facto, calife de l'un des plus grands empires de l'Histoire de l'humanité, regroupant un nombre croissant de pays arabes. Ces derniers qui, les siècles précédents, avaient atteint leur âge d'or avec les Omeyyades et les Abbassides, passent d'un statut de dirigeant à celui de dirigé. L'expédition en Egypte de Napoléon Bonaparte ouvrit le bal de l'influence de l'Empire ottoman dans le pays.
Napoléon avait exhorté les Egyptiens à se gouverner eux-mêmes. Sa première proclamation a été écrite en arabe. L'on pourrait y lire ce qui suit : « Au nom de la République française fondée sur les idées de Liberté et d'Egalité, Bonaparte, commandant en chef des forces françaises, informe toute la population de l'Egypte... Les Mameluks amenés du Caucase et de la Géorgie ont corrompu la région la plus belle du monde. Mais Dieu l'Omnipotent, le Maître de tout l'Univers a fait de leur destruction un impératif ».
Après la chute de Bonaparte et le départ de l'armée française, l'Empire ottoman a réalisé que Mehemet Ali était l'homme de la situation et lui attribue les nobles titres de « Pacha » et « Wahid » (signifiant dirigeant et représentant).
À la fin du XVIIIe siècle, les insurrections devinrent monnaie courante face au régime ottoman. Au Hijaz (l'Arabie Saoudite de nos jours), le chef bédouin Mohammed ibn Saoud s'allie avec un prédicateur religieux rigoriste, Abd al-Wahhab, fondateur du wahhabisme, et s'oppose de toutes ses forces au pouvoir ottoman.
D'abord en Arabie, son insurrection se propage en 1808 à Bagdad et Damas qu'il essaye de prendre. Pour empêcher la région de tomber sous le joug des Al Saoud, les Ottomans envoient Mehemet Ali qui fut l'instigateur de 1813 à 1818 d'une grande campagne militaire contre les wahhabites. Après de longues années de répression, il a réussi à dominer la quasi-totalité de l'Arabie.
Mais Mehemet Ali, alors désigné vice-roi d'Egypte, lorgna l'autonomie de l'Egypte vis-à-vis d'Istanbul. A l'échelle intérieur, il met en place diverses réformes, notamment au sein de l'armée, de la justice, de l'administration et de l'éducation. Son plan de modernisation de l'Egypte a fait de lui le défricheur du mouvement du Réveil arabe (An-Nahda al-Arabya).
Ainsi, l'ottomanisme a vécu son âge d'or au XIXe siècle, sous forme d'un un nationalisme pluriethnique, multiculturel, multiconfessionnel avec prééminence musulmane qui reste bien ancrée dans le monde arabe. Mehemet Ali, pour ses réformes, compte sur une jeune génération d'oulémas réformistes et progressistes, à l'instar du Cheikh Attar et Rifa'a al-Tahtawi. Ces savants n'ont vu en cette entreprise aucune contradiction entre l'islam et la modernité et plébiscitent la totalité des réformes dictées par Mehemet Ali. Sous ses directives, des matières comme la Géographie et l'Histoire sont, pour la première fois, introduites dans l'université al-Azhar. Littérature : Zoom sur la plume militante d'Allal El Fassi Telle une lutte contre l'oubli, l'oeuvre de feu Allal El Fassi immortalise les dates les plus marquantes de l'Histoire du Royaume et de sa transition politique depuis la bataille d'Isly en 1844 jusqu'à l'Indépendance du Maroc le 2 mars 1956 en passant par l'Acte d'Algésiras en 1906. Dans son « Livre rouge », l'écrivain à la plume militante faisait également allusion aux traités secrets entre Paris et Madrid ainsi qu'avec Londres, surtout ceux de 1900 et de 1902 sur le tracé colonial et l'épineuse question de la délimitation des frontières maroco-algériennes. Sur cette question précisément, les visées coloniales étaient contraires au droit international, ce qui a ouvert la voie à la partition du Maroc en deux zones de protectorat, l'une de l'Espagne au Nord et au Sud et l'autre à la France ...
En ce qui concerne le Sahara marocain, Allal El Fassi mettait en cause, documents juridiques à l'appui, que la France et l'Espagne ont imposé au Maroc des frontières répondant strictement à leurs intérêts hégémoniques. Leurs visées étaient d'autant plus controversées que des découvertes d'hydrocarbures étaient faites dans les années cinquante à Hassi Messaoud. Cette domination, aussi étrange qu'étrangère au Maroc, s'est prolongée dans l'économie et la finance marocaines avec comme vecteur la mainmise et le contrôle de la Banque de Paris et des Pays-Bas.
L'œuvre du regretté fut donc un récit historique fortement documenté de traités et de conventions entre les Sultans alaouites et les puissances étrangères depuis le XVIIème siècle. Enseignement : Le nationalisme par l'intellect Tout comme la résistance par la plume, la résistance par l'intellect a fait que les militants nationalistes marocains ont réussi à porter à bout de bras leur cause tant chérie qui fut la libération du Royaume. Ainsi, Abou Bakr Kadiri, Ahmed Balafrej et Allal El Fassi, parmi d'autres, ont gravé leurs noms à tout jamais dans l'Histoire de la résistance savante du pays. Nés au début du siècle dernier, ils ont lancé la mode des études supérieures en France. Au-delà des frontières marocaines, ils ont brandi l'étendard nationaliste aux enceintes et buvettes des Universités françaises. Kadiri, homme politique et écrivain, est l'un des membres fondateurs de ce mouvement mais aussi et surtout l'un des signataires du Plan de Réformes Marocaines de 1934 et du Manifeste de l'Indépendance du 11 janvier 1944. Ce n'est pas tout, il fut l'un des instigateurs de l'enseignement moderne au Royaume pour avoir fondé la célèbre école privée « Annahda » à Salé, faisant entrer par la grande porte l'enseignement de la langue arabe dans les années trente et quarante bravant, ainsi, l'opposition des autorités du Protectorat. Ahmed Balafrej, Lauréat de l'école des notables de Bab Laâlou de Rabat, a poursuivi ses études secondaires au Collège musulman de la Capitale (Moulay Youssef actuellement). Plébiscité par l'Hexagone, il décroche haut la main son baccalauréat à Paris au Lycée Henri-IV, avant de poursuivre ses études arabes à l'Université Fouad 1er du Caire en 1927, et de remonter à Paris, à la Sorbonne plus précisément, pour l'obtention de son diplôme de sciences politiques de 1928 à 1932. Ceci dit, ces érudits istiqlaliens ont, grâce à leur patriotisme de première heure, réussi avec brio à servir de tremplin diplomatique entre la France et le Maroc, et ce, au lendemain de l'Indépendance.