Réalisatrice intuitive et d'une fine sensibilité, Maryam Touzani a déjà un parcours hors du commun. Deux longs métrages à son actif, tous les deux en compétition à « Un Certain Regard » à Cannes, elle vient d'intégrer le jury de la compétition officielle du Festival de Cannes depuis le 16 jusqu'au 27 mai, présidée par le réalisateur double Palme d'Or Ruben Östlund. Une première pour le Maroc, présent en force à Cannes cette année avec trois longs métrages et un court. Une consécration pour la réalisatrice marocaine qui se confie sur sa vision du cinéma. En ayant fabriqué des films, et en ayant votre propre vision du cinéma, avec quels yeux regardez-vous les films aujourd'hui ? Honnêtement oui. Quand je regarde un film, je me détache de tout le reste. C'est important d'accueillir un film sans filtre. Avec un regard d'être humain. En ayant fait des films moi-même, je ne pense pas que ce soit quelque chose qui m'empêche de voir les films comme j'aimerais les voir ou comme ils devraient être vus.
Est-ce que la façon de voir les films a évolué ?
Non, je ne pense pas. Je ne me concentre pas sur la technique par exemple. Si je commence à m'attarder sur ces détails, c'est que le film ne me touche pas comme il devrait me toucher. Quand un film me prend dans ce sens-là, c'est qu'il ne me prend pas par les tripes. C'est l'émotion qui doit primer. Je regarde un film avec le cœur. Si je m'éloigne et commence à intellectualiser, c'est que le film me perd déjà. C'est qu'on est trop en train de décortiquer le film. Et ce n'est pas le but. Si cela arrive, c'est que le film interpelle une partie de moi à laquelle je n'ai pas envie de faire appel quand je regarde un film. Je suis complètement détachée de cela donc, oui, je le vis bien ! Je suis attachée au film, à l'histoire que je veux raconter. Je suis attachée à ce que je vais vouloir transmettre à travers l'écriture, à travers la réalisation d'un film. Derrière, c'est beau de voir un film, avoir une belle vue, qu'il soit reconnu. S'il est reconnu, c'est que quelque part le message est passé et c'est rassurant. Mais ça s'arrête là. Je ne suis jamais dans l'attente. Je ne m'attends à rien. J'ai un rapport très étrange à ce que je fais. Le plus beau des moments, c'est l'écriture. J'écris toujours par besoin. Voir ses personnages prendre chair, c'est la plus belle des émotions. J'aime les rencontres, la rencontre avec le public, des publics, avec des êtres.
Est-ce qu'il y a un cinéma qui vous touche plus qu'un autre ?
Le cinéma qui me touche, c'est le cinéma de l'humain. Qui parle de l'intime, qui parle de ses personnages, qui dit ce qu'il a à dire sans fioritures. Un cinéma qui est sincère. Je ne suis pas dans un genre précis. Je cherche à être touchée. A être remuée, à être questionnée. Pas forcément dans le sens de ma sensibilité, mais que cela puisse rencontrer ma sensibilité en me procurant quelque chose de surprenant. Le cinéma est une expérience d'autres réalités. C'est le cinéma que j'aime. Qui m'amène ailleurs.
Qu'est-ce qui a façonné votre cinéma ?
Il y a eu la vie. Nos raisons profondes de ressentir le besoin de s'exprimer. Il y a eu la littérature, la poésie, la peinture. Cela a façonné mon regard. C'est ce qui a fait que je m'exprime d'une certaine manière. J'ai commencé par l'écriture. Comment raconter les personnages à travers des mots. Comment arriver à l'âme d'un personnage. Mon écriture a toujours été imagée. J'aime rentrer dans la tête d'un personnage. J'ai grandi avec la littérature anglophobe et quand je suis rentrée au Maroc, j'ai découvert les auteurs français. Et quelque chose s'est ouvert à moi. En écrivant mon premier long métrage, c'était non réfléchi. J'écrivais mes personnages sans les réfléchir. J'avais une envie d'être proche d'eux. Les raconter sans forcément mettre les mots dessus. Il y a un désir d'être avec eux, de m'enfermer avec eux.
Le cinéma s'impose à vous, mais est-ce que votre processus d'écriture change de film en film ?
Non, je ne pense pas. Le cinéma s'est imposé à moi parce que j'avais envie de raconter quelque chose. Après mon premier court métrage, qui était assez intuitif, je ne savais pas si j'allais faire un deuxième. On me posait souvent la question et je ne savais pas quoi répondre. Je ne savais pas si j'allais continuer ou pas. C'était très beau ce que j'avais ressenti mais j'avais besoin d'un vrai appel. Je n'avais pas besoin d'être obligée de faire le suivant. J'avais besoin de ressentir quelque chose de fort qui ne s'exprimait que par le cinéma et non l'écriture. J'ai mis 5 ans entre le premier et le deuxième. Ce qui était déstabilisant pour moi, c'est le manque d'inspiration. Je ne peux pas aller chercher une idée. J'ai besoin de sentir quelque chose de viscéral. Quand j'ai fini « Adam », je disais à Nabil que ça pourrait prendre 6 ou 7 ans. Mais j'ai eu très vite envie d'écrire. Ce n'était pas rationnel. C'est allé très vite.
Vous partez d'une histoire très marocaine et vous la rendez universelle...
Je ne pense pas à ça. En tant que Marocaine, je vois les choses d'un certain prisme et je ressens le besoin de les raconter. Ce qui me touche dans une histoire, c'est l'humain et c'est forcément universel. C'est avant tout des êtres humains qui me touchent. Et cela existe partout. On a tous quelque chose de commun avec nos nuances. On est relié par quelque chose...
Vous parlez souvent de cette relation avec vos personnages. Est-ce qu'ils vous dictent l'histoire ou avez-vous une idée précise de ce que vers quoi vous voulez aller ? Je n'ai pas d'idée précise. L'écriture pour moi est une transe. Je pense parfois que je suis en écriture automatique. Je suis habitée par mes personnages, je ne sais plus où j'habite ! (rires). J'ai l'impression de vivre une expérience avec eux. Ce sont des images, des flashs qui viennent. C'est comme un puzzle. Et après ça prend forme. Il y a beaucoup de choses que j'ai comprises sur moi après avoir écrit un film. Ça ne part jamais de quelque chose de réfléchi. Et c'est très déstabilisant...
Comment sort-on d'un film ?
Avec « Adam » et « Le Bleu du Caftan », j'ai eu envie de paix. Je les aime mes personnages, mais j'avais besoin de vide. Je sens que les personnages vont au bout et à ce moment-là, je les libère.
Maryam Touzani dans le jury : première personnalité marocaine à être de la compétition officielle du plus prestigieux des festivals La réalisatrice Maryam Touzani présentait l'an dernier « Le Bleu du Caftan » dans la section « Un Certain Regard », tout comme son premier long-métrage, « Adam », en 2019. Elle vient d'intégrer le jury de la compétition officielle pour la 76ème édition du festival de Cannes. Les autres membres du jury sont l'acteur Denis Ménochet, l'actrice Brie Larson, la réalisatrice Julia Ducournau, l'acteur Paul Dano, la réalisatrice Rungano Nyoni, l'écrivain Atiq Rahimi, et le réalisteur Damián Szifron. Ils ont à juger, notamment, les films de Ken Loach, Wim Wenders, Marco Bellocchio, Nanni Moretti, Wes Anderson, Aki Kaurismäki, HirokazuKore-Eda, Nuri Bilge Ceylan ou encore Todd Haynes. Une reconnaissance forte et un véritable évènement pour le cinéma marocain : c'est seulement la deuxième fois que le Maroc est représenté en compétition officielle, après « Haut et Fort » de Nabil Ayouch, en compétition lors de l'édition 2021. Le prochain film de Maryam Touzani, « Le Bleu du Caftan », sortira dans les salles au Maroc le 7 juin prochain.