Nombreux sont les sénateurs américains qui appellent à transférer le siège de l'AFRICOM au Maroc. Une idée réalisable mais aux conséquences géopolitiques majeures, selon des experts consultés par « L'Opinion ». Détails. Fini le temps où le puissant Comité des Forces armées du Sénat américain était sous l'emprise du sénateur retraité James Inhofe, qui déployait toute son énergie à saborder la coopération militaire maroco-américaine. Maintenant, le comité présidé par le démocrate Jack Reed mesure de plus en plus l'importance géostratégique du Maroc dans un monde chamboulé par la rivalité entre les grandes puissances. Le 16 mars, devant une audience attentive, composée de généraux américains dont le patron du Commandement des Etats-Unis pour l'Afrique, Michael Longley, le sénateur républicain Dan Sullivan a surpris tout le monde en faisant une proposition pour le moins audacieuse. Il a plaidé pour le transfert des quartiers généraux de l'AFRICOM au Maroc. Le sénateur de l'Alaska a jugé inutile de maintenir le siège du Commandement en Europe. « On ne sait pas où le placer, par conséquent, on le maintient en Allemagne », a-t-il fait remarquer, soulignant que le Maroc serait un excellent candidat pour abriter le quartier général. De son côté, le général Michael Longley ne désapprouve pas l'idée que l'Afrique soit une terre d'accueil du Commandement mais il préfère, jusqu'à présent, ne pas dire quel pays serait le mieux placé pour l'accueillir, laissant ainsi un peu de suspense. Une décision logique... En effet, la proposition du sénateur républicain n'est pas fortuite puisque cela fait des années que la localisation du siège du Commandement suscite le débat au sein des cercles militaires et politiques aux Etats-Unis vu que son installation en Allemagne n'est que provisoire, le temps d'opter pour un endroit définitif en Afrique. Dan Sullivan a jugé inutile de maintenir plus longtemps le siège à Stuttgart. Créé le 30 juillet 2008, le Commandement de l'Afrique est le dernier commandement de l'Armée américaine puisque les opérations menées sur le continent étaient auparavant placées sous la responsabilité des Commandements de l'Europe et de l'Asie. Son objectif suprême est d'effectuer des opérations de lutte contre le terrorisme et la piraterie maritime. Raison pour laquelle une partie importante des troupes américaines sont stationnées à Djibouti, aux côtés de celles de la France, pour sécuriser le détroit de Bab-el-Mandeb en mer Rouge, par lequel transitent plus de 40% du pétrole mondial. Bien qu'ayant émané d'un sénateur influent au sein du Capitole, l'idée d'une implantation de l'AFRICOM au Maroc est si ambitieuse qu'elle nécessite un examen approfondi avant qu'elle ne soit mise sur la table. L'idée paraît réalisable aux yeux de Hicham El Hafidi, ex-officier de la Garde Royale et expert dans les questions de défense. « Dans l'absolu, cela reste une possibilité, au vu de la nature historique des relations entre Rabat et Washington et leur degré de maturité actuel, mais aussi eu égard à des facteurs objectifs endogènes qui font du Maroc le point d'ancrage idéal pour ce projet », explique-t-il, tout en estimant que l'appel du sénateur américain demeure théorique. « Il faut prendre les propos du sénateur Dan Sullivan pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire une simple proposition issue des travaux de la commission des forces armées du Sénat », poursuit notre interlocuteur, ajoutant que« le passage à l'acte suppose la conjonction d'un ensemble de paramètres qui, jusqu'à présent, n'ont jamais été réunis ».
Des implications géopolitiques à prendre en compte Concrètement, le transfert de l'AFRICOM au Maroc est une décision aux conséquences géopolitiques importantes, ne serait-ce que sur le plan symbolique. Hicham El Hafidi trouve qu'une présence militaire américaine au Maroc pourrait être mal vue dans la région. « Il pourrait y avoir des réactions négatives des opinions africaines qui pourraient y voir une forme de néocolonialisme », explique l'expert. De son côté, Emmanuel Dupuy, président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), va dans le même sens, estimant que l'implantation d'une base militaire américaine au Royaume est susceptible d'entraîner une réaction de la part de la Russie qui peut s'aviser, par rivalité, de créer une base similaire en Algérie. Tout le monde connaît les liens étroits entre la Russie et l'Algérie qui, qu'on le rappelle, ont failli tenir des exercices militaires conjoints dénommés « Bouclier du désert » dans le désert algérien en novembre 2022. En sus, la présence militaire américaine pourrait également indisposer la France dont l'ancrage militaire au Sahel est soutenu par les Américains, selon M. Dupuy. Dans un tel cas de figure, les Américains éviteraient de donner le sentiment à la France qu'elle est concurrencée au Sahel par un pays allié.
Quelles seraient les implications ? En revanche, l'implantation de l'AFRICOM, si hypothétique soit-elle, serait un avantage pour le Maroc qui se verrait, dans ce cas, reconnaître publiquement un statut de puissance régionale. « Potentiellement, l'implantation du siège de l'AFRICOM au Maroc constituerait une forme de reconnaissance de son statut de puissance régionale et continentale, et un point extrêmement positif pour renforcer davantage son rayonnement à l'international en termes d'image et de réputation », insiste Hicham El Hafidi, qui appelle à ne pas « sous-estimer les retombées symboliques que pourrait avoir ce projet sur le dossier de l'intégrité territoriale ».
Le Maroc, un point lumineux dans un échiquier obscur ! Quoiqu'il en soit, les Etats-Unis semblent actuellement accorder une attention particulière au Royaume dans un contexte de disruption de l'échiquier mondial avec l'émergence de nouvelles puissances comme la Chine et la Russie qui se disputent des zones d'influence en Afrique. L'intérêt des Américains pour le Maroc est devenu d'autant plus patent que le plus haut gradé de l'Armée américaine s'est déplacé lui-même au Royaume pour raffermir l'alliance militaire. Bien que la question de l'AFRICOM ne soit pas à l'ordre du jour, l'accent est mis sur les exercices militaires conjoints, dont African Lion qui est le plus grand exercice en Afrique en termes d'envergure et qui aura lieu du 22 mai au 16 juin 2023. Ce qui est sûr pour le moment, c'est que les généraux américains sont convaincus que le Maroc reste le meilleur hôte imaginable pour abriter les exercices conjoints en Afrique. C'est le cas de l'ex-patron de l'AFRICOM, Stephen Townsend, qui a souligné, avant de céder sa place à Michael Longley, que le Royaume est « un excellent hôte ». Ceci reflète la perception du Maroc par les hauts gradés américains.
Anass MACHLOUKH
Trois questions à Emmanuel Dupuy « Le contexte géopolitique n'est pas encore favorable » Emmanuel Dupuy, Président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), a répondu à nos questions.
Le transfert de l'AFRICOM au Maroc est présenté comme une décision logique, qu'en pensez-vous ? - En théorie, l'idée est réalisable mais il faut garder à l'esprit qu'il s'agit simplement d'une proposition émanant d'un sénateur. La décision appartient à l'Administration américaine en concertation avec l'Armée. Le pouvoir législatif n'a pas la capacité de prendre une telle décision tant qu'il n'existe pas une majorité favorable. Il faut que la Maison Blanche soit également d'accord. Cela fait plus de vingt-cinq ans que le Commandement des Etats-Unis pour l'Afrique est établi à Stuttgart en attente qu'il soit délocalisé en Afrique. Les Américains n'ont pas besoin d'un commandement sur place pour peu qu'ils sont d'ores et déjà présents sur le continent à travers les 5 à 6000 soldats déployés dans le cadre d'opérations anti-terroristes, de lutte contre la piraterie et contre le crime organisé. Donc, ils sont activement présents sans avoir besoin d'un commandement sur place.
Qu'est-ce qui empêche une telle décision à votre avis ? - Je ne suis pas certain que l'opinion publique américaine soit d'accord avec l'idée d'une présence militaire en Afrique puisque les Américains eux-mêmes critiquaient l'ancrage militaire de la France dans le continent. Les Américains risquent, dans un tel scénario, de mettre en porte-à-faux le partenaire français sur lequel les Etats-Unis s'appuient beaucoup pour sécuriser le Sahel.
Le Maroc a-t-il intérêt à abriter le siège de l'AFRICOM ?
- Personnellement, je ne suis pas si certain que ce soit dans l'intérêt du Maroc d'abriter le siège de l'AFRICOM, pour autant que cela ne ferait que jeter de l'huile sur le feu vis-à-vis de l'Algérie. Une telle initiative risque d'entraîner une réaction de la Russie qui pourrait s'y installer militairement. Du coup, je pense que le contexte géopolitique actuel n'est pas favorable à une implantation du Commandement américain en Afrique puisque les conditions ne sont pas réunies. En gros, je trouve que le pays qui accueillerait un jour le Commandement risque de devenir de facto une cible de ses voisins.
Propos recueillis par A. M.
Trois questions à Hicham El Hafidi « Les Etats-Unis ont choisi l'Allemagne par pragmatisme » Hicham El Hafidi, ex-officier de la Garde Royale et expert dans les questions de défense, a répondu à nos questions.
Pourquoi les Etats-Unis n'ont pas encore tranché la question de la localisation de l'AFRICOM 15 ans après sa création ? - Pour répondre à cette question, nous ne pouvons que faire des supputations, parce qu'il faut comprendre que c'est bien Washington qui a toujours refusé d'installer la base de l'AFRICOM sur le continent. Les raisons évoquées concernaient surtout la perception négative des opinions africaines qui pouvaient y voir une forme de "néocolonialisme" qui freinerait la coopération militaro-sécuritaire et engendrerait des phénomènes de rejet. La vraie question est de savoir si cette perception a évolué aujourd'hui ou si les Américains sont plutôt animés d'une volonté de rattraper leur retard en termes de présence militaire et surtout d'influence sur les Chinois et les Russes. Mon sentiment penche plus vers la deuxième proposition.
Pourquoi le choix de l'Allemagne ? - Durant toute la période de la guerre froide, l'Allemagne a constitué la plaque tournante de la présence américaine en Europe, surtout après que le Général De Gaulle ait demandé à Washington d'évacuer toutes ses bases sur le territoire français. Lorsque les Américains ont créé l'AFRICOM en 2007, ils avaient l'intuition qu'une base militaire sur le continent africain pourrait nourrir des sentiments anti-américains, ce qui n'est pas faux.
-Il existe forcément d'autres raisons explicatives, n'est-ce pas ? - Il faut se rappeler que la création de l'AFRICOM a eu lieu durant le mandat de George Bush après la deuxième guerre d'Irak. Ce fut une époque où l'image de Washington souffrait d'un déficit indéniable de légitimité et d'un capital sympathie assez dégradé. Le choix de l'Allemagne s'est donc fait par pur pragmatisme, ce pays disposant de toutes les commodités militaires nécessaires installées de longue date. Il faut aussi connaître la nature des missions de l'AFRICOM, c'est d'abord beaucoup de coordination militaro-sécuritaire et de programmes d'amélioration des capacités des armées africaines, et tout cela se fait sans encombre depuis Stuttgart. Propos recueillis par A. M.
Maroc - Sénat américain : Le ballet diplomatique se poursuit Depuis le début de cette année, les sénateurs américains ont multiplié les visites au Maroc. En l'espace de trois mois, trois délégations bipartisanes ont visité le Royaume. En janvier, une délégation bipartisane s'y est rendue composée de sept sénateurs démocrates et républicains, dont Dan Sullivan. La délégation sénatoriale est venue renforcer le partenariat maroco-américain et consolider les acquis des accords d'Abraham. Une deuxième délégation a visité ensuite le Maroc, mais, cette fois-ci, avec des poids lourds du Capitole comme le républicain Lindsey Graham et le démocrate Bob Menendez, président du Comité des Affaires étrangères au Sénat. Cette visite a été axée sur le partenariat sécuritaire, notamment la lutte contre le terrorisme, auquel les Américains attachent beaucoup d'importance. Lindsey Graham a même qualifié le Royaume de « force stabilisatrice dans une région instable », et « comme une force stable pour le bien ». Ensuite est venu le tour des sénateurs dits « hispaniques » dont un groupe s'est rendu au Maroc. Les questions ont porté sur « les domaines de l'économie, de la sécurité et de la coopération militaire ». Ces visites successives ont suscité la curiosité des observateurs d'autant que leur timing est particulier vu qu'elles ont eu lieu en même temps que la visite inédite du Chef d'Etat-major de l'Armée américaine, Mark Milley. Cette coïncidence a poussé plusieurs commentateurs à supposer que des projets de coopération de grande envergure sont en cours de préparation. Ces visites sénatoriales, rappelons-le, interviennent dans un contexte international marqué par la guerre russo-ukrainienne et le début d'une rivalité sino-américaine sur le continent africain.