Professeur invitée à l'Université d'Etat de Moscou, Karine Bechet Golovko nous a accordé une interview sur les derniers développements qu'a connus la guerre en Ukraine. Retrait de l'Armée russe de Kiev, redéploiement au Donbass, défilée du 9 mai, l'émergence du non-alignement sur la scène internationale, guerre énergétique, Mme Golovko décortique ces récents rebondissements, tout en revenant sur la guerre énergétique entre l'Europe et la Russie. Une guerre où est l'Algérie est prise au piège par les appels des Européens et son alliance avec la Russie. -l'Armée russe s'est retirée de Kiev pour se redéployer dans la région du Donbass, cela a été présenté comme une défaite, en convenez-vous ?
Le retrait des armées russes et leur redéploiement au Donbass a été extrêmement mal vu aussi bien par les médias russes que par la population. Aussi les déclarations de Dmitri Peskov et du négociateur en chef Vladimir Medinski sur le retrait de Kiev ont-elles été mal perçues de l'opinion publique russe. Cet agacement est d'autant grand que le retrait de Kiev s'est fait sans aucune contrepartie. À mon avis, il s'agit d'une erreur stratégique de la part de la Russie qui ne semble pas encore avoir réalisé que l'Occident mène une guerre au sens classique du terme tandis que les russes agissent dans la logique d'une opération militaire spéciale. Le problème est plus politique que militaire parce qu'il y a une certaine hésitation du côté russe quant aux objectifs de cette opération qui demeurent un peu flous. Vladimir Poutine a parlé de dénazification et de démilitarisation, les gens ne comprennent pas assez ce que cela veut dire. Certes, l'Armée russe a fait face à des difficultés sur le terrain, on voit bien à quel point l'Armée ukrainienne a été bien entraînée et préparée par les Etats-Unis et les pays de l'OTAN depuis 2014. Cette armée, je le rappelle, a été renforcée par des légions étrangères, en plus des bataillons de criminels qui ont été libérés dès le début du conflit. Donc, du côté ukrainien, on est dans une logique de guerre totale. La Russie ne semble pas encore avoir réalisé que l'Occident mène une guerre au sens classique du terme tandis que les russes agissent dans la logique d'une opération militaire spéciale.
-Qu'est ce qui explique les difficultés qu'ont trouvées les armées russes pour prendre la capitale, est-ce qu'il y a eu hésitation ?
Peut-être y a-t-il eu un flou autour des objectifs politiques, la Russie n'a pas de difficultés au niveau de l'acceptation des populations surtout de l'est de l'Ukraine où il existe une forte population russophone. Ces régions sont perçues comme les terres historiquement russes. Ces régions sont pour la Russie ce que l'Alsace-Moselle fut pour la France à l'époque de l'occupation allemande de 1870. La France n'a pas abandonné ses revendications sur ce territoire qui a historiquement été le sien. Ceci vaut pour l'Ukraine qui a été une terre russe aux yeux de Moscou.
le président Vladimir Poutine a ouvert la boîte de Pandor en lançant l'opération militaire pour autant que celle-ci a créé de grandes attentes chez les Russes. -Le défilé du 9 mai approche, une date symbolique pour la Russie, dont le président Poutine n'a d'autre choix que de faire une annonce retentissante. Est-ce que la population russe serait satisfaite de la prise du Donbass et des villes du Sud comme Marioupol ?
Non, pas du tout, la population dans sa globalité, y compris les gens ordinaires et peu férus de la politique, attend la prise de Kiev. Autrement, l'opération militaire n'aura pas de sens. L'opinion publique en Russie s'attend à une victoire totale. Personnellement, j'estime que le président Vladimir Poutine a ouvert la boîte de Pandor en lançant l'opération militaire pour autant que celle-ci a créé de grandes attentes chez les Russes. Donc, il n'y a plus de possibilité de faire marche arrière et Moscou n'aura d'autres choix que de poursuivre la guerre puisque, de toute manière, l'Occident ne s'arrêtera pas et continuera de soutenir l'Ukraine à tous les niveaux. Le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a compris que l'Occident ne veut pas négocier, comme il l'a indiqué dans la revue "la vie internationale". Ainsi, la Russie ne peut que continuer l'effort de guerre et faire des avancées militaires de sorte à contraindre les pays occidentaux à négocier.
"L'avenir politique de la Russie se joue dans cette guerre".
-L'Angleterre et les Etats unis ont annoncé des livraisons d'armes massives à l'Ukraine, ce qui a agacé la Russie qui les a avertis. Compte tenu de ces aides massives, est-ce que l'Occident risque de devenir co-belligérant quitte à s'impliquer directement dans le conflit ?
J'estime que les pays occidentaux sont d'ores et déjà des co-belligérants bien qu'ils n'aient pas déclaré formellement la guerre à la Russie. Moscou, semble-t-il, se garde de les déclarer co-belligérants en se contentant des avertissements car cela signifie le début d'une nouvelle guerre mondiale, que tout le monde s'évertue à éviter. Nous sommes donc à la croisée des chemins.
-La guerre en Ukraine a révélé la renaissance du non-alignement et de l'esprit de Bandung sur la scène internationale sachant que plusieurs pays émergents, africains et asiatiques, voire même d'Amérique latine ont refusé de condamner la Russie, comment analysez-vous cela?
Nous assistons effectivement à la résurgence du non-alignement. C'est un très bon signe qui montre à quel point la domination américaine est moins acceptée qu'auparavant. Le refus de plusieurs pays, y compris des puissances émergentes comme l'Inde, le Brésil et la Chine de condamner la Russie dénote leur volonté de préserver leur souveraineté diplomatique contrairement aux pays européens. Cela montre que la globalisation politique n'est pas autant prégnante qu'on aurait tendance à le penser. Ces pays ont compris qu'ils ont leur propre intérêt et que même l'intérêt de la communauté internationale n'est pas forcément celui que prétend le camp occidental. Ceci laisse croire qu'un autre ordre mondial est possible si ces pays parviennent à s'organiser. D'ailleurs, la guerre en Ukraine est loin d'être un simple conflit entre deux pays, mais c'est une lutte entre deux visions civilisationnelles, c'est-à-dire une confrontation entre le modèle mondialiste libéral et le modèle de la souveraineté des Etats.
-Concernant la question du Gaz, les pays européens font appel à l'Algérie pour réduire leur dépendance au gaz russe, Alger ne veut pas froisser Moscou vu qu'il s'agit de son principal allié, si l'Algérie accepte comme elle l'a fait avec l'Italie, ceci risque-t-il de compromettre ses relations avec Moscou ?
Il est évident que l'Algérie se trouve dans une situation difficile parce qu'elle a des relations aussi bien avec des pays européens que la Russie. En prenant toute décision relative aux fournitures de gaz à l'Europe, Alger est face à des choix à caractère géopolitique. Toutefois, selon plusieurs rapports médiatiques, il n'est pas certain que l'Algérie ait la capacité de supplanter les fournitures de gaz russe au marché européen même si elle en aurait la volonté.