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La Guerre russo-ukrainienne décortiquée par Emmanuel Dupuy et Karine Bechet Golovko
Publié dans L'opinion le 12 - 03 - 2022

Très commentée, la guerre en Ukraine suscite l'attention du monde. Premier conflit d'une telle ampleur en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Consultés par « L'Opinion », Karine Bechet-Golovko, politologue et professeur à l'Université d'Etat de Moscou, et Emmanuel Dupuy, président de l'IPSE, décortiquent l'évolution du conflit qui oppose la Russie à l'Ukraine et l'Occident. Progression lente de l'armée russe, situation sur le terrain, chances d'une solution diplomatique, isolation de la Russie, efficacité des sanctions occidentales, position du Maroc, les deux experts livrent leurs visions sur un conflit qui tient le monde en haleine. Détails.
Jamais une guerre n'a été aussi médiatisée que celle qui sévit actuellement en Ukraine entre l'Armée russe et les militaires ukrainiens. Un affrontement aux allures d'une nouvelle guerre froide entre Moscou et l'Occident qui soutient le régime de Kiev. Après plus de deux semaines de combats, l'Armée russe progresse lentement, ce qui a surpris les observateurs. Une volonté de limiter les dégâts ou un échec face à la résistance ukrainienne ? Emmanuel Dupuy, Président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe, estime que le retard que prend l'Armée russe est dû à plusieurs facteurs dont l'immensité du territoire ukrainien, territoire aussi grand que celui de la France, et la multitude de fronts de combats. "Le front du sud progresse plus rapidement que le front du nord", explique-t-il, ajoutant que la stratégie russe ne vise pas à prendre le contrôle de la totalité du pays, mais d'assiéger les villes importantes pour acquérir une position avantageuse dans les négociations. "Contrôler le pays de l'est à l'ouest n'est pas la configuration de la stratégie de Vladimir Poutine qui a besoin de renforcer le contrôle des zones qu'il souhaite préserver telles que la Crimée, Kharkiv et les républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk", explique notre interlocuteur, ajoutant que la Russie veut exercer une pression symbolique sur la capitale Kiev en la prenant en tenailles. Aussi la résistance ukrainienne coriace est-elle parmi les raisons qui ont ralenti l'avancée des Russes, selon M. Dupuy. "L'Armée ukrainienne s'est montrée plus robuste que ce que pensait Moscou, avec un effectif de 220.000 hommes équipés du matériel européen et américain", poursuit-il, ajoutant que le soutien des civils et de la Légion internationale a un poids considérable.
Que cherche la Russie ?
De son côté, Karine Bechet Golovko, nous explique que l'intérêt de la Russie n'est pas de détruire l'Ukraine, mais d'amener la population à remettre en cause le régime de Kiev qui, selon elle, a commis de nombreuses erreurs politiques et stratégiques, en décrétant une loi permettant aux civils de porter des armes ce qui conduirait la situation vers plus de chaos. "Ça peut même provoquer une lutte civile entre ukrainiens, pro-russes et les autres", redoute notre interlocutrice.
Selon la politologue russe, si l'armée russe progresse lentement, c'est par prudence de la Russie qui veut éviter, autant que possible, les pertes humaines, vu les liens de parenté entre les peuples russe et ukrainien. "L'Ukraine a toujours été un pays faisant partie de la Russie ancestrale, donc les Russes font attention et s'empêchent de livrer une guerre totale et imploser le pays", explique-t-elle, évoquant la violence des groupes extrémistes ukrainiens" qui, selon elle, sèment la terreur au sein de la population, qu'ils utilisent comme bouclier humain.
Selon la communication officielle russe, l'une des raisons de l'opération militaire est la volonté du président russe Vladimir Poutine de ce qu'il a appelé "dénazifier" l'Ukraine et de la "démilitariser". D'où l'assaut lancé contre Kiev. Pourtant, plusieurs questions se posent sur les intentions de Moscou et sa volonté de renverser le président Zelensky en cas de prise de la capitale. Sur ce point, Karine Bechet Golovko juge que la Russie est plus dans une démarche de sécurisation de ses acquis militaires en Ukraine que dans celle de changement de régime. "On voit très bien que les groupes néo-nazis sont intégrés dans les organes de pouvoir, notamment au gouvernement et dans l'armée. Donc le défi d'opérer une vaste opération de nettoyage, il faudra savoir qui va le faire", poursuit notre interlocutrice.
Du point de vue de Mme Golovko, l'objectif de Poutine est clair : assurer la neutralité de l'Ukraine et obtenir la garantie de sa non-intégration à l'OTAN qui, rappelons-le, s'est élargie depuis 1997 vers l'Europe de l'est, en dépit des avertissements russes. La Russie avance plusieurs arguments. Le prédécesseur de Vladimir Poutine au Kremlin, Boris Eltsine, avait trouvé un terrain d'entente avec le président américain Bill Clinton pour temporiser l'élargissement de l'OTAN. À quoi s'ajoute la promesse verbale donnée, quelques années plus tôt, à Mikhaïl Gorbatchev que l'alliance n'avancera pas au-delà vers l'est de l'Europe après la chute du mur de Berlin. "La Russie ne veut pas une Ukraine russophone avec des bases militaires de l'OTAN à ses frontières", ajoute Mme Golovko.
Des tentatives de médiation vouées à l'échec
Par ailleurs, les médiations menées par plusieurs pays comme Israël, la France et la Turquie donnent-elles l'impression de laisser entrevoir une possibilité d'une solution diplomatique ? Emmanuel Dupuy se montre résolument pessimiste. "Ces tentatives n'ont aucune chance d'aboutir", tranche-t-il, arguant que quel que soit le niveau de ces médiations, elles seront vouées à l'échec puisque les belligérants ne sont pas prêts à accepter les conditions de l'un et de l'autre. "La Russie conditionne le dialogue par la reddition de l'Ukraine tandis que Kiev refuse de rendre les armes tant qu'il n'y a pas de cessez-le-feu", poursuit notre interlocuteur, soulignant que les conditions des trêves n'ont pas été respectées par les forces russes.
Mme Golovko se montre également pessimiste quant aux succès de ces tentatives, arguant que tout dépend du gouvernement ukrainien et de sa capacité de comprendre qu'il demeure instrumentalisé par l'Occident dans un jeu de rivalité avec Moscou. "Je vois mal comment les deux parties vont parvenir à un compromis du moment qu'un doute plane sur la souveraineté de l'Ukraine qui, je rappelle, n'est pas libre dans ses décisions et demeure subordonnée aux pays occidentaux", martèle Karine Golovko, convaincue que les Etats-Unis ont intérêt à ce que le Conflit persiste sans qu'ils y participent directement. "Ils livrent des armes et soutiennent l'Armée ukrainienne financièrement et politiquement", précise-t-elle.
Neutralité de l'Ukraine : l'enjeu principal ?
Nombreux sont ceux qui doutent que Vladimir Poutine cherche uniquement la neutralité de l'Ukraine estimant que d'autres raisons sont derrière son intervention militaire. Interrogé sur ce point, Emmanuel Dupuy trouve que le président russe ne demande pas uniquement la neutralité de l'Ukraine, mais pense qu'il s'est prévalu de cet argument pour lancer son offensive. " Je crois qu'il s'agit d'un prétexte un peu abusif et, de toute façon, la Russie aurait lancé son offensive même si elle avait obtenu la promesse de la non-adhésion de Kiev à l'alliance transatlantique", pense l'expert.
"Cette question ne se pose plus forcément pour autant que le président ukrainien ne demande plus aussi ardemment l'adhésion de son pays, sachant que le Secrétaire général de l'OTAN et les trente Etats membres ont clairement assuré que l'Ukraine n'entrera pas à l'Alliance pour l'instant", explique M. Dupuy, ajoutant que le président ukrainien a lui-même fait savoir qu'il n'est plus aussi attaché à ses ambitions qu'auparavant. Selon le président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), maintenant, il est plus question de l'adhésion de l'Ukraine à l'UE qu'à l'OTAN. "Les promesses données à Kiev n'engagent que ceux qui les ont tenues sachant que le processus d'adhésion prend une dizaine d'années de négociations", souligne-t-il.
Karine Chebet Golovko va plus loin estimant que la guerre actuelle n'est que l'incarnation d'une lutte, à la base, idéologique entre deux visions du monde tout à fait différentes : le monde globalisé et unipolaire que veut, selon elle, l'Occident et le monde multipolaire respectueux de la souveraineté des pays et de leurs intérêts, un modèle défendu par la Russie, avance Mme Golovko.
La Russie a-t-elle la capacité de résister aux sanctions à long terme ?
Visées par des sanctions occidentales sans précédent à cause de son intervention militaire en Ukraine, la Russie fait face au risque d'un isolement, à tous les niveaux du reste de la communauté internationale. Ce que reconnaît Karine Bechet Golovko qui pense que les sanctions sont autant préjudiciables à l'économie russe qu'à celles des pays européens qui devront payer plus cher leurs importations de gaz. Force est de constater que la Russie fournit 43,6% des besoins des pays européens.
"On constate d'ores et déjà des hausses de prix du gaz dans des pays comme l'Allemagne", rappelle l'experte, soulignant que ce sont les Etats qui s'en sortent indemnes de cette situation puisqu'ils sont exportateurs d'hydrocarbures. Ce qui fait que les Européens sont ceux qui devront payer le plus lourd tribut.
Pour sa part, Emmanuel Dupuy estime que le Kremlin est assez déterminé à poursuivre la lutte. Pour lui, la question est de savoir si la population russe est capable de supporter les conséquences des sanctions économiques. "L'enjeu est de savoir si Vladimir Poutine est prêt à asphyxier l'économie de son pays et à ruiner toute chance de retour de Moscou sur la scène internationale", se demande notre interlocuteur, convaincu que le président russe est jusqu'au-boutiste.
Les Russes soutiennent-ils Vladimir Poutine ?
Compte tenu du poids des sanctions économiques et des pertes de la guerre sur le plan militaire, il convient de savoir si la population russe continue de soutenir le président Vladimir Poutine, sachant que beaucoup de Russes ont des proches en Ukraine. Ces liens de parenté sont si importants qu'ils pèsent sur l'avis que peuvent avoir les Russes sur cette guerre. "Les sondages montrent qu'une majorité de Russes approuve la décision de Poutine", affirme Karine Chebet Golovko, qui reconnaît que le camp de refus de la guerre existe en Russie, tout de même, au sein de l'opinion russe. "Les opposants à la guerre font généralement partie de la minorité pro-occidentale ayant des opinions libérales", reprend notre interlocutrice selon qui cette minorité n'en demeure pas moins importante quantitativement (30% de la population à peu près selon les sondages cités par la politologue russe).
Le soutien des Russes à leur président s'explique, aux yeux de l'experte, par leur sympathie à l'égard de la population du Donbass. Une région russophone de culture russe opposée au gouvernement central ukrainien qui a abrogé le russe en tant que langue officielle. "Ils sont nombreux en Russie qui ont des membres de famille et des amis en Ukraine et qui appellent la Russie à les protéger contre l'Armée ukrainienne", explique Mme Golovko, en faisant allusion à la guerre civile qui oppose, depuis 2014, l'Armée ukrainienne et les régions sécessionnistes de Donetsk et Lougansk, dont l'indépendance a été reconnue par Vladimir Poutine avant le lancement de l'opération militaire. Les accords de Minsk, rappelons-le, avaient prévu la mise en place d'un régime fédéral en Ukraine capable de respecter l'autonomie culturelle de la région du Donbass.
La Russie est-elle si isolée qu'on le croit ?
Alors qu'une grande partie de la communauté internationale a condamné la Russie, quelques pays dont le Maroc, n'en sont pas moins restés neutres en refusant de participer au vote de l'Assemblée générale des Nations Unies qui a condamné l'intervention militaire. "C'est une position sage et raisonnable", juge Mme Golovko, selon qui, ces pays ont montré qu'ils ne se sentent pas concernés par une guerre qui n'intéresse que les pays occidentaux. "Le Maroc a des intérêts aussi bien avec l'Europe et les Etats-Unis qu'avec la Russie et donc il essaye de rester à l'écart des rivalités entre les deux blocs", fait savoir Karine Chebet Golovko. Force est de rappeler que trente-cinq pays, dont la Chine et l'Inde se sont abstenus de voter la Résolution.
Quelle issue pour cette guerre ? Difficile de faire des pronostics, selon Karine Bechet Golovko qui refuse de prendre le risque de se hasarder à faire des prévisions. "L'enjeu principal est de savoir si l'Ukraine va renoncer à adhérer à l'OTAN et à l'UE et si elle sera capable de donner des garanties assez convaincantes. Aussi la durée de la guerre dépend-elle de la capacité de l'Ukraine à résister grâce aux subsides occidentaux", estime-t-elle, soulignant que la guerre aurait pu être évitée si le président ukrainien avait respecté les accords de Minsk. Concernant les négociations directes entre parties belligérantes, notre intervenante estime qu'il pourrait y avoir des progrès pourvu que la délégation ukrainienne ne reçoive pas d'ordres de la part des chancelleries occidentales.


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