Expert dans les questions internationales, Zakaria Abouddahab nous livre sa vision du bilan de la première tournée régionale de Staffan De Mistura, Envoyé personnel du Secrétaire Général de l'ONU, tout en essayant d'entrevoir l'avenir du conflit du Sahara à la lumière des récents développements que connaît le Maghreb. Entretien. - Concernant la question du Sahara, Staffan De Mistura a achevé sa première tournée régionale où il s'est rendu au Maroc, aux camps de Tindouf, en Algérie et en Mauritanie, quel bilan en faites-vous ? - À mon avis, il s'agit d'un bilan mitigé dans la mesure où il a tout juste commencé à tâter le terrain et à faire la connaissance des parties au conflit et peut-être préparer d'autres rencontres futures. Ceci ne permet pas de dégager de conclusions. La première tournée de De Mistura n'est qu'une étape préliminaire pour aboutir ensuite à quelque chose de concret. Or, je demeure tout de même sceptique quant à la réussite du mandat de l'émissaire onusien. - Compte tenu du contexte actuel marqué par la rupture des relations entre le Maroc et l'Algérie, et le retrait d'Alger des tables rondes, la mission de Staffan De Mistura sera-t-elle condamnée à l'échec ? - D'abord, je tiens à souligner qu'il faut rester réaliste, le Maroc demeure serein et n'épargne aucun effort pour faire avancer le processus politique et je n'ai aucun doute que le Royaume espère bien que ce processus puisse mener vers un résultat tangible dans le cadre du plan d'autonomie. D'autre part, le contexte actuel n'en reste pas moins difficile, la rupture des relations avec l'Algérie et la déstabilisation du Sahel ne manquent pas de compliquer les choses pour le nouvel émissaire onusien. Mais, l'essentiel est de garder l'oeil braqué sur le Conseil de Sécurité parce que ses Résolutions seront déterminantes dans les années à venir. - Les talents diplomatiques de l'émissaire onusien peuvent-ils aider à débloquer le processus politique ? - Je préfère, quant à moi, rester prudent et ne pas m'emballer, puisque même l'ex-Envoyé personnel, Horst Köhler, avait, lui aussi, eu beau avoir un certain charisme et une certaine dextérité diplomatique, malheureusement, il a fini par démissionner. Pour répondre à votre question, permettez-moi de remonter un peu dans le temps puisque l'Histoire est pleine d'enseignements. Force est de rappeler que des ex-émissaires avant Köhler avaient reconnu que le Maroc était légitime dans ses revendications. Sa démarche politique et sa façon de prendre l'initiative et de proposer des solutions comme celles de l'autonomie le prouvent. Donc, aussi talentueux qu'il soit, tout émissaire onusien demeure paralysé par la réalité géopolitique dans la région. Bien qu'il ait la plus grande bonne foi du monde, Staffan De Mistura ne pourra réussir sa médiation tant que l'Algérie s'entête à éviter le dialogue et à se soustraire de sa responsabilité historique. - Le fait que De Mistura s'est rendu en Algérie signifie que l'ONU reconnaît expressément et officiellement la responsabilité de ce pays dans le conflit ? - A mon avis, il existe deux interprétations à cela. D'abord, l'Algérie est historiquement responsable du déclenchement du conflit depuis les accords de Madrid de 1975. Si le conflit a duré aussi longtemps, c'est bien à cause de l'implication directe d'Alger qui abrite, arme et protège un mouvement séparatiste au sein de son territoire. L'Histoire contredit la prétention algérienne de dire qu'elle n'est qu'un membre observateur. Concernant les échanges qu'a eus Staffan De Mistura avec les autorités algériennes, il me semble que la diplomatie algérienne ne va pas changer sa position d'un iota, quoiqu'il arrive. Bien que l'Algérie prétende d'être neutre, tout le monde sait que le polisario agit sous ses ordres.
"Même avec la meilleure bonne foi du monde, Staffan De Mistura ne pourra réussir dans sa mission tant que l'Algérie s'entête à éviter le dialogue" - Peut-on dire donc que l'Algérie se lance dans une logique mortifère, quitte à perpétuer le conflit ? - Pour le régime algérien, l'affaire du Sahara est une affaire juteuse pour autant que ça lui permet de détourner l'attention de l'opinion publique algérienne sur les problèmes socio-économiques et notamment sur le Hirak qui n'est pas tout à fait étouffé bien qu'il soit légèrement essoufflé par la pandémie. Aussi, le conflit du Sahara permet-il à l'Algérie d'exister géopolitiquement, en prétendant jouer un rôle régional. Toutefois, l'Algérie ne fait que s'isoler et notamment dans la Ligue arabe dont elle organisera le prochain Sommet. Il est évident qu'Alger se trouve dos au mur, puisque les pays arabes soutiennent, pour la plupart d'entre eux, le Maroc dans le dossier du Sahara. Ceci dit, en voulant influencer les pays arabes, Alger vogue à contre-courant vu qu'un consensus général se dessine au sein du monde arabe et soutient l'intégrité territoriale du Maroc. En fin de compte, l'Algérie ne doit pas se résigner à devenir un Etat pugnace qui entrave les démarches de paix, au risque de tuer complètement le rêve de l'intégration maghrébine. - Vous venez de citer la Ligue arabe, l'Algérie semble se prévaloir du rapprochement entre le Maroc et Israël pour dresser quelques pays arabes contre le Royaume, partagez-vous ce constat ? - Les autorités algériennes doivent prendre garde de se contredire elles-mêmes, en reprochant au Maroc d'avoir des relations avec Israël. Comme elles se déclarent trop attachées à la souveraineté des pays et à la non-ingérence, elles feront mieux de respecter ce principe avant de s'en prendre aux choix de la politique étrangère marocaine. Le Maroc est libre de faire des alliances avec n'importe quel Etat qu'il juge stratégique. A mon sens, c'est une tentative vaine pour éluder les sujets qui fâchent. L'irritation algérienne de la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara et la reprise des relations avec Israël ne font que manifester clairement qu'Alger est le véritable adversaire du Royaume. - Concernant la position de la Mauritanie qui demeure très ambiguë et volatile sur la question du Sahara, quelle est votre lecture ? - Il est évident que la Mauritanie entretient une certaine ambiguïté dans sa position, depuis sa création et son admission à l'ONU. Le poids de l'Histoire est prédominant, force est de rappeler que le Maroc n'a reconnu la Mauritanie qu'en 1969, sachant qu'il la considérait comme partie intégrante de son territoire. Evidemment que l'élite mauritanienne garde toujours ce souvenir. N'oublions pas également que la Mauritanie avait des revendications sur le Sahara, avant de se retirer complètement en 1979 après avoir subi les attaques du polisario, qui fut, rappelons-le, soutenu militairement par l'Algérie et la Libye. Pour comprendre un peu l'état d'esprit des Mauritaniens, il faut appréhender la nature de leur système politique dual, partagé entre les militaires et les civils. La position de ce pays voisin sur la question de Sahara change au gré des changements de pouvoir. La Mauritanie n'en demeure pas moins stratégique pour le Maroc qui doit, à mon avis, chercher des compromis avec ce pays important vu qu'il constitue la jonction entre le Royaume et l'Afrique subsaharienne, et vu les relations de parenté qu'entretiennent les tribus mauritaniennes avec les populations de Tindouf et surtout vu l'influence du régime algérien sur ce pays. - Le président mauritanien s'est rendu récemment en Algérie dans le cadre d'une visite officielle, des observateurs parlent d'un certain rapprochement entre Nouakchott et Alger, partagez-vous ce constat ? - J'estime qu'il y a d'autres motivations au déplacement du président mauritanien. Il est normal qu'il se rende à des pays qui font partie de son voisinage. Compte tenu de la tension entre Rabat et Alger, la Mauritanie se trouve dans une situation délicate et sa conduite est dictée par deux choses. D'abord, la volonté d'éviter de froisser les Algériens en prenant une position ouvertement pro-marocaine dans l'affaire du Sahara. Deuxièmement, les relations historiques entre le Maroc et la Mauritanie et les intérêts communs font que ce pays ne pourra tourner le dos au Royaume. En tout cas, Nouakchott demeure un acteur important dans le processus politique des Nations Unies puisqu'il est cité par les Résolutions du Conseil de Sécurité et il est appelé à contribuer à la résolution du conflit. - Il y a eu également un rapprochement entre l'Algérie et la Tunisie qui, rappelons-le, s'est abstenue de voter pour la Résolution 2602 du Conseil de Sécurité, s'agit-il d'une nouvelle alliance contre les intérêts du Maroc ? - En effet, l'abstention de la Tunisie de voter pour la Résolution 2602 n'a pas manqué de surprendre le Maroc d'autant plus qu'elle a été perçue comme un soutien à l'Algérie. La visite du président algérien à Tunis et le don généreux de 300 millions de dollars ont alimenté les doutes sur un potentiel rapprochement. D'ailleurs, ce don a été contesté par une partie de l'élite intellectuelle et politique tunisienne, qui ne veut pas que son pays se poste dans des situations pareilles, de quémandeur d'aides si j'ose dire. Plusieurs voix se sont élevées pour revendiquer une véritable coopération plutôt que de la charité. Par ailleurs, l'attitude de la Tunisie doit être lue à la lumière de la crise politique qu'elle traverse, le pays est en crise avec la suspension de la dissolution du Parlement, et je pense que le président tunisien, soumis à une pression internationale, cherche des alliés. C'est une fuite en avant si je puisse dire. Cependant, les relations maroco-tunisiennes ont toujours été excellentes et je suis sûr que ce pays va finir par revenir à la raison. - Comment voyez-vous l'avenir de l'affaire du Sahara à la lumière de tous ces développements ? - Il existe deux grilles de lecture pour entrevoir ce que pourrait être l'avenir du conflit. D'abord, voyons la donne interne. Le Maroc parie sur le développement économique dans les provinces du Sud, et le Conseil économique, social et environnemental a conçu un modèle de développement original et spécifique aux habitants du Sahara. Cette stratégie ne peut être que fructueuse dans la mesure où les mégaprojets annoncés tels que le port de Dakhla, l'autoroute Tiznit-Dakhla, ne manqueront pas d'accroître l'attractivité de la région, ce qui veut dire plus de consulats qui vont s'ouvrir. Plusieurs pays pourraient emboîter le pas aux Américains en constatant l'épanouissement économique du Sahara marocain dans la perspective d'y investir et pourquoi pas s'y installer pour se lancer vers le marché africain. Sur le plan de l'ONU, il faut que le Maroc fasse preuve de plus d'audace pour faire valoir son plan d'autonomie comme base exclusive de toute solution envisageable. - S'agissant de l'Espagne, malgré la réconciliation, les relations entre Rabat et Madrid sont toujours floues, qu'est-ce qui manque actuellement pour revenir à l'état normal ? - Les deux parties partagent la volonté de tourner la page de la crise qui a duré des mois, le floue commence à se dissiper, à mon avis, surtout après le discours du Roi Felipe VI où il a tendu la main au Maroc. Toutefois, les sujets de divergences ne manquent pas, j'en cite la question épineuse de la délimitation des frontières maritimes du Maroc au Sahara, la question migratoire et le statut de Sebta et Mellilia. Aujourd'hui, il me semble que l'Espagne a tiré les conclusions nécessaires de la crise. Le Maroc, pour sa part, a besoin d'une profondeur stratégique en Europe qui passe nécessairement par l'Espagne. Les deux pays sont donc condamnés à coopérer. - La volonté du Maroc d'établir des relations d'égal à égal gêne-t-elle l'Espagne ? - Je peux vous affirmer que c'est ce qui se construit aujourd'hui, les deux parties ont convenu de reconstruire leurs relations sur une nouvelle base de confiance et de respect mutuel. Il est clair que le Maroc a changé le paradigme de sa diplomatie en établissant des lignes rouges à ne pas franchir. On vit dans une ère nouvelle où l'Ordre international est en train de changer. Nous ne sommes plus au 20ème siècle. Donc, la réciprocité dans les relations bilatérales est plus que jamais exigée. - Le camp franquiste dans l'establishment espagnol alimente-t-il cette méfiance espagnole à l'égard du Maroc? - Oui, j'en suis convaincu, l'influence du lobby franquiste ne va pas disparaître du jour au lendemain, elle peut toutefois s'atténuer si le Maroc déploie davantage son Soft-Power en Espagne pour gagner les esprits et remporter la bataille culturelle dans la société civile et l'établissement politique. Pour atteindre ce but, il nous faut un travail de longue haleine avec l'implication de toutes les forces vives, à savoir les médias, les communautés d'affaires, le monde académique et universitaire. S'adresser directement à la société civile me paraît indispensable pour changer et promouvoir l'image du Maroc chez le voisin ibérique. - Vu sa responsabilité historique dans le conflit du Sahara, l'Espagne doit-elle être impliquée dans le processus politique de l'ONU ? - De toute façon, l'Espagne est impliquée indirectement dans le conflit parce qu'elle appartient au groupe des amis du Sahara aux côtés des Etats Unis, la France et les autres pays membres permanents du Conseil de Sécurité. Compte tenu de l'évolution du conflit et le soutien dont jouit le Maroc dans la communauté internationale, l'Espagne va finir certainement par prendre acte de la centralité du plan d'autonomie. Il appartient donc à la diplomatie marocaine de déployer tous les moyens pour convaincre les Espagnols de s'aligner sur la position américaine. Propos recueillis par Anass MACHLOUKH Staffan De Mistura
Une tournée au bilan mitigé
Après sa prise de fonction, l'Envoyé personnel du Secrétaire Général des Nations Unies pour le Sahara, Staffan De Mistura, a effectué sa première tournée régionale en se rendant, le 12 janvier, au Maroc, aux camps de Tindouf, avant de rencontrer les responsables algériens et mauritaniens. Cette première tournée s'est déroulée dans un climat, le moins que l'on puisse dire, tendu, et qui semble avoir l'allure d'une initiation de l'émissaire onusien à un dossier inextricable qu'aucun de ses prédécesseurs n'a su régler. La rencontre de De Mistura avec le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita, a été l'occasion de réitérer la position du Royaume, connue de tout le monde et que l'on peut résumer ainsi : un engagement sincère envers le processus onusien, avec le plan d'autonomie comme horizon indépassable de toute solution envisageable. Ensuite, en se rendant aux camps de Tindouf, l'émissaire onusien s'est confronté à la déraison des leaders du front séparatiste, dont quelques-uns se sont montrés en déphasage complet avec la réalité, en revendiquant l'indépendance sans passer par le référendum. Le successeur de Horst Köhler est face à une mission difficile, celle de réunir toutes les parties concernées par le conflit autour de la table de négociations. Compte tenu du retrait de l'Algérie du processus des tables rondes et vu son acharnement contre le Maroc, le processus onusien est devant une impasse.
Portrait Zakaria Abouddahab : la passion de la géopolitique
Professeur à l'Université Mohammed V, Zakaria Abouddahab dispose d'une carrière prolifique dans les domaines du droit public, des relations internationales, des sciences politiques et des finances. Il a enseigné dans de nombreuses universités et institutions. Il a été vice-doyen de la Faculté de droit de Rabat-Agdal de 2013 à 2018, où il était responsable de la recherche, de la coopération et du partenariat. Il a également été doyen par intérim entre 2018 et 2019. Il est chercheur associé à l'Institut royal des études stratégiques et expert évaluateur au National Center for Scientific and Technical Research. Il a participé à de nombreux séminaires nationaux et internationaux, a écrit plusieurs essais et livres et est membre de nombreux réseaux de recherche. Très sollicité par les médias pour ses analyses, M. Abouddahab intervient souvent sur les plateaux de télévision pour commenter l'actualité internationale.