« Je déteste l'écriture ». Cette phrase prononcée par Abdelfattah Kilito lors du dernier salon littéraire de Laïla Binebine à Marrakech est, peut-être, ce qui restera longtemps de toute son oeuvre. Etonnante et violente confession venant d'un auteur qui, au fil des années, n'a pas cessé d'écrire. Dans cette parole de Abdelfattah Kilito, comme partout dans son écriture, essais et fictions confondus, résonne le génie et l'authenticité de Jorge Luis Borges. Ce dernier imaginait le paradis come une bibliothèque, préférait la jouissance de la lecture à l'écriture, précisait qu'il ne s'agissait pas à vrai dire de lire mais de relire, émaillait ses fictions de sa belle érudition littéraire, allant jusqu'à inventer des auteurs et des oeuvres, voire une bibliothèque, la « Bibliothèque de Babel », où il y a tous les livres possibles. Roland Barthes, lequel parle de « Babel heureuse », une autre référence majeure dans l'oeuvre de Kilito, son « choc de modernité », d'après un de ses entretiens, a élaboré tout un imaginaire autour de la lecture avec laquelle il avait un rapport paradoxal. Il aurait, lui aussi, préféré la lecture à l'écriture. Mais on sait que toute son oeuvre est une incitation à l'écriture : « faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur de texte. » (Le plaisir du texte). D'où sa célèbre distinction entre le « lisible » et le « scriptible ». La phrase de Kilito, aussi violente qu'elle soit, ne serait étonnante que pour ceux qui ignorent ces deux références dans son écriture et ses textes, fictions et essais, où la lecture est un thème central. Si écrire suscite une telle compulsion de « haine », c'est qu'elle est, a été, vécue, contrairement à la lecture, comme une nécessité - ou une « Punition », titre de la première nouvelle de Kilito dans Le Cheval de Nietzsche -, un mal nécessaire, comme quand il faut passer par le bistouri, ou subir la piqûre du dentiste, sinon il faut endurer d'autres affres. Il s'agit de cette nécessité qui est au coeur de la modernité littéraire où l'écrivain est doublé de critique, de la nécessité d'écrire ce qui ne peut pas autrement se dire et de cette nécessité d'écrire ce qui, à défaut, risque d'être omis à jamais ou pour éviter l'irréparable : « je me surprenais parfois en train de parler tout seul », écrit Kilito dans Le Cheval de Nietzsche. Ecrire pour ne pas parler tout seul, pour ne pas devenir fou : « L'écriture, une manière de survivre, de ne pas devenir fou » (Bernard Weber). Chez beaucoup d'écrivains, le paradis dont ils ne veulent jamais sortir est celui de l'adolescence - de l'amour - qui correspond généralement à l'âge de l'écriture. C'est pourquoi même vieux ou vieillissant, leurs oeuvres paraissent jeunes, pleines de vigueur, d'envies, de désirs, d'engouement pour la vie. Chez Kilito, le paradis dont il ne veut pas sortir, c'est celui de l'enfance et de la lecture : « J'aime lire au lit. Habitude acquise depuis l'enfance, au moment de la découverte des Mille et Une Nuits », écrit-il dans Dites-moi le songe, ouvrage, qui comme beaucoup de ses textes, sinon tous, est un mélange de fiction et de réflexion critique et théorique. Ceci encore : « L'enfant dans son lit, en train de lire un livre. Il a tout son temps, du moins ne sera-t-il pas dérangé sitôt. Il est seul » dans (Le Cheval de Nietzsche). Mais il y aurait une autre explication derrière cette répulsion que représente l'écriture pour Kilito, son humilité et sa « modernité ». L'humilité qui a fait dire à Georges Steiner : « Je suis avant tout un lecteur qui souhaite lire avec les autres et transmettre ». Cette humilité dont le silence de Kilito, son laconisme...son corps aussi sont des révélateurs. Lisant les auteurs et les livres arabes anciens (Al Maari, Al Jahiz, Les Mille et Une Nuits...), Kilito a compris que beaucoup de dires sont des redites. Notre obsession de la manière d'entrer dans la modernité de l'écriture, de l'art, de la chose politique, comme l'avant-gardisme que nous cherchons chez les Occidentaux, les Japonais, les Sud-Américains... est dans notre dos, ou juste « à côté ». Ce que nous a révélé, par ailleurs, Matisse indirectement dans l'art - dans la culture arabe classique. Néanmoins si l'écriture n'a jamais été autant pratiquée comme réécriture qu'au XXème siècle, beaucoup de redites ne sont pas indispensables, voire sont parfois de piètres reprises. C'est pourquoi Kilito aurait préféré le silence de la lecture à la démonstration de l'écriture, à la « graphomanie », une des caractéristiques de notre époque selon Milan Kundera. Sinon, il reste une autre issue, faire de l'écriture un jeu, un bricolage et, encore, écrire par soustraction, comme dit Roland Barthes. Dans Chroniques de Bustos Domecq, de Borges, il est question d'un écrivain Federico Juan Carlos Loomis dont l'oeuvre « comporterait huit mots : Ours, Paillasse, Béret basque, Crème, Lune, Peut-être. Il se peut. Mais derrière ces mots que distilla l'artiste, que d'expériences, que d'élan, quelle plénitude ». Abdelfattah Kilito (« Qui lit tôt » ou « Qui lit tout ») serait probablement un écrivain de la lignée de Loomis. Préférant la lecture à l'écriture, il aurait souvent évité sa « punition » sinon, quand l'écriture s'imposait à lui par une quelconque nécessité, il aurait écrit en faisant de la devise de Borges son modus operandi : « Ce qui manque ne fait pas de mal ». Abdelghani FENNANE