Malgré toutes les bonnes volontés et en dépit des déclarations pompeuses de l'actuel ministre du Travail, la généralisation de la couverture sociale au profit des travailleurs domestiques tarde à se concrétiser. Mardi 29 septembre, lors d'une journée d'étude organisée pour la présentation d'un guide pratique relatif à la mise en oeuvre des dispositions de la loi 19.12 fixant les modalités d'emploi des travailleurs et travailleuses domestiques, un mémorandum visant à renforcer l'efficacité du système juridique lié à la protection des catégories spécifiques des salariés dans le domaine du travail, dont les femmes, les jeunes et les personnes à besoins spécifiques, a été signé entre le ministre du Travail et de l'Insertion professionnelle, Mohamed Amekraz, et le procureur général du Roi près la Cour de cassation, président du Ministère public, Mohamed Abdennabaoui. Lors de cette rencontre, Mohamed Amekraz s'est montré relativement satisfait du bilan de la stratégie gouvernementale menée pour faire respecter les droits des travailleurs-es domestiques. Parmi les faits d'armes brandis tels des trophées, le jeune et fringant ministre du Travail a beaucoup insisté sur le total de 2.574 contrats de travail et 2 228 déclarations à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) enregistrés jusqu'à août 2020, des chiffres qui constituent, selon lui, un indéniable signe de progrès dans la concrétisation des effets de cette loi sur le terrain. Soit, mais que représentent ces chiffres par rapport à la masse de travailleurs informels de maisons ? Qu'en est-il de la partie immergée de l'iceberg ? De ces centaines de milliers d'employés domestiques, hommes et femmes, «bonnes» et «petites bonnes», jardiniers, gardiens ou chauffeurs qui continuent de patauger dans la précarité la plus totale ? Ces questions qui fâchent semblent avoir été allégrement éludées lors de la journée d'étude organisée par le ministère du Travail qui s'est plutôt concentrée sur les supposées réalisations dans une démarche purement «3am Ziniste». Partie immergée de l'iceberg Quelques indices permettent toutefois de relativiser les réalisations mises en avant par Monsieur Amekraz. Le premier étant la masse impressionnante des travailleurs de l'informel révélée par l'actuelle pandémie du Coronavirus à travers le nombre de ménages non ramédistes ayant profité des aides sociales de l'Etat. Parmi cette masse qui totalise un nombre supérieur à 4 millions de ménages, les travailleurs domestiques doivent certainement constituer le gros des effectifs. L'autre indice est celui du nombre de travailleurs domestiques mineurs qui échappent totalement aux radars et concernant lesquels les derniers chiffres disponibles, ils remontent à 2012, date de la publication d'une enquête du Haut Commissariat au Plan (HCP) à ce sujet et qui révélait que le nombre d'enfants travailleurs domestiques, âgés entre 7 et moins de 15 ans, s'établissait à l'époque à quelque 123.000 forçats sous payés et non déclarés. Entre temps, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et ce chiffre aura certainement triplé ou quadruplé. C'est du moins ce qu'estime la syndicaliste et conseillère Istiqlalienne, également Présidente de l'Organisation de la Femme Istiqlalienne (OFI), Khadija Zoumi, qui considère que : «Comparés à l'étendue de la population vivant dans l'informel, les chiffres avancés par le ministère du Travail paraissent insignifiants. Pour compléter le tableau et avoir une idée précise sur l'ampleur du phénomène, ainsi que du chemin qui reste à parcourir, le ministre serait mieux inspiré de dévoiler les statistiques relatives au nombre concret des travailleurs-es de maison». «Sur le plan juridique, les dispositions sont claires, ajoute Mme Zoumi, mais leur application s'avère compliquée. Le ministère du Travail est incapable d'assurer le suivi et l'application de la loi 19.12, car il ne dispose ni de mécanismes d'inspection ni ceux de dissuasion. En plus du manque d'inspecteurs du travail, la difficulté de contrôler ce qui se passe au sein des maisons sont des obstacles qu'il faut absolument surmonter », précise-t-elle. De son côté, Rahhal El Makkaoui, également conseiller et membre du Comité Exécutif du Parti de l'Istiqlal, chargé des relations extérieures du parti, estime que « ces chiffres sont très en deçà de ce qui est souhaité, mais la responsabilité première n'en incombe pas uniquement au ministre du Travail, mais plutôt au Chef du gouvernement. Aucun effort de sensibilisation ou de communication, soit à destination des employés, soit à l'égard des employeurs, n'a été déployé pour inciter les gens à l'implication dans cette stratégie de généralisation de la couverture sociale via la CNSS. La crise du nouveau Coronavirus a dévoilé la triple peine des travailleurs-es domestiques qui continuent de travailler au noir sans aucune protection sociale et souvent aussi sans contrepartie significative en raison de la paupérisation des ménages marocains de la classe moyenne, principale pourvoyeuse de ce genre d'emplois précaires ». Le manque d'attractivité de la formule proposée Salaire, recrutement, contrat de travail et protection sociale, c'est ce que promet la loi 19.12. Celle-ci crée un cadre légal à ce secteur qui promet aux travailleurs de jouir pleinement de leurs droits fondamentaux. Une promesse non tenue à ce jour en raison de la subsistance d'un grand nombre de freins empêchant la concrétisation de cet objectif fort louable. Parmi ces freins, la complexité du circuit administratif établi, ainsi que le manque d'incitations fiscales, en plus d'un déficit flagrant de communication vulgarisée et à même de toucher cette population en proie à l'analphabétisme, viennent en tête des raisons invoquées. «A l'époque de l'annonce de ce dispositif, nous nous en étions beaucoup réjouis, mon épouse et mois, car il nous permettait de déclarer la nounou de nos enfants qui vit avec nous depuis 15 ans et qui est devenue un membre à part entière de la famille», nous dit Hassan, cadre bancaire établi à Rabat qui enchaîne : «Mais très vite, nous nous sommes heurtés aux difficultés administratives, à la lenteur et au manque de réactivité des agents chargés de la réception des demandes. Nous avons finalement opté pour l'achat au profit de notre employée de maison, d'un logement social via le système de crédit FOGARIM. Nous avons payé l'avance et mis cet appartement en location à 1500 dirhams, ce qui permet de payer les traites, tout en lui assurant une modeste rente pour ses vieux jours». D'autres témoins invoquent le refus des employés eux-mêmes de se faire déclarer à la CNSS par crainte que cela ne leur impose plus tard le paiement d'impôts sur le revenu, préférant que les cotisations leurs soient versées directement. Et enfin, beaucoup de ménages s'interrogent sur le manque d'incitation, notamment fiscales, à même de leur permettre de récupérer sur leur IGR le montant des salaires versés qui flirtent souvent avec le SMIG, notamment en zone urbaine. «La mise en place de cette loi est une initiative à applaudir. Mais sa mise en oeuvre gagnerait à être encouragée par la voie de mécanismes fiscaux incitatifs à même de permettre aux ménages d'amortir le surcoût des cotisations», tempère Khadija Zoumi. Outre les problèmes précités, Rahhal El Makkaoui insiste sur le déficit en communication : «Il s'agit avant tout d'un problème de gouvernance, d'information et de vulgarisation », affirme-t-il, et de préciser : «Au lieu de mettre en place un mécanisme clair et net, l'Exécutif se perd en rhétorique ». Abondant dans un autre sens, le député Istiqlalien Omar Abbasi évoque, lui, des lacunes infrastructurelles et organisationnelles, notamment en matière de digitalisation, qui, selon lui, freinent l'avancement de ce genre de chantier. « Au lieu de privilégier le circuit physique, la CNSS et l'ensemble des administrations impliquées auraient dû activer tous les mécanismes de digitalisation possibles afin de faciliter ce genre de procédure aux citoyens», estime-t-il, avant d'ajouter que : «La crise de la Covid-19 a offert une excellente opportunité en la matière et l'expérience a prouvé que lorsqu'on veut, on peut. Mais en ce qui concerne ce sujet de la déclaration des employés de maisons à la CNSS, le gouvernement campe dans une posture obsolète et dépassée basée sur les tracasseries administratives »... A se demander où sont passées les recommandations de la stratégie nationale «Maroc Digital 2020» qui vise à accélérer la transformation numérique du Maroc ? Siham MDIJI 3 questions à Mme Hafida Ben Salah, présidente de l'Association Neama pour le développement « L'Etat doit assouplir les conditions et prendre en considération la vulnérabilité de cette catégorie » -Quelle lecture faites-vous de la loi 19.12 fixant les conditions de travail et d'emploi des travailleuses et travailleurs domestiques ? - La loi 19.12 contient de nombreuses failles. Nous citons parmi lesquelles le nombre d'heures d'allaitement qui n'a fait l'objet d'aucun article, et le travail des mineurs qui a été fixé à l'âge de 16 ans. Nous devrons attendre 2023 pour que les mineurs de moins de 18 ans ne puissent plus travailler, chose qui porte atteinte au droit à la vie de l'enfant qui trouve sa place à l'école. Quant aux conditions de la déclaration à la CNSS, l'employeur et l'employé doivent, avant tout, signer un contrat mutuellement apprécié avant de confirmer leurs engagements. Or, le premier problème qui se pose est que les travailleuses domestiques exercent chez de nombreuses familles, parfois même en freelance. Ceci dit que ces dernières refusent de s'identifier à la CNSS au risque de perdre leurs autres emplois dont elles tirent bénéfice. De plus, les travailleuses domestiques sont dans l'obligation d'obtenir un compte bancaire et d'être titulaire de la CIN. Cependant, la grande majorité ne répond pas à tous ces critères. Bref, l'Etat doit assouplir les conditions et prendre en considération la vulnérabilité de cette catégorie. - Que pensez-vous de la campagne de communication lancée par le gouvernement concernant cette loi ? - Le gouvernement n'a pas consacré assez de couverture médiatique à cette loi. Nous assistons aujourd'hui à des campagnes de sensibilisation sur la nécessité du respect des mesures préventives, notamment le port obligatoire du masque, la distanciation physique, etc. Mais il est tellement rare de trouver des spots de mobilisation sur l'importance de la loi 19.12. C'est désormais la raison pour laquelle de nombreuses travailleuses domestiques ne sont même pas au courant de l'existence de ce texte. Elles ne sont pas conscientes de leur droits et obligations. - Selon vous, quels sont les efforts fournis par la société civile ? - De notre part, nous avons mené un grand projet de sensibilisation au profit de la population, en organisant une série de rencontres, en collaboration avec la société civile de dix villes, dont Rabat, Casablanca et Meknès. Nous avons procédé, au cours de ces journées de formation, d'écoute et d'échange à informer les travailleuses domestiques de leurs droits et obligations. Un coach assurait leur accompagnement personnel à la fin de la journée. Cela ne semble pas suffisant du fait que nous ne sommes qu'une seule composante de l'ensemble des parties concernées. Recueillis par S. M.
Encadré Travail des enfants : L'infamie des « petites bonnes » Parmi les faits d'armes les plus significatifs de la loi 19.12, la mise en place, du moins sur le papier, d'un cadre légal à même de combattre l'exploitation des travailleurs-es domestiques. Mais cette même loi souffre d'un certain nombre de failles qui risquent de réduire son impact. Notamment sur le volet très sensible des travailleurs mineurs concernant lesquels cette loi fixe l'âge plancher de signature d'un contrat de travail domestique à 16 ans. Une limite d'âge certes louable, mais qui se télescope avec celle limitant la possibilité d'ester en justice, concernant son employeur, notamment en cas d'abus, aux personnes âgées de 18 ans au moins. D'autre part, et malgré le rabaissement récent de l'âge d'octroi de la Carte d'Identité Nationale Electronique (CINE), l'absence de mécanismes de contrôle efficients permettant de déterminer l'âge des employés ou même l'existence ou non d'une relation d'employeur à employé, empêche une régulation réelle de ce secteur professionnel qui a pour cadre l'intimité des maisons. A cela s'ajoutent la difficulté d'évaluation de certaines questions cruciales telles que les grilles salariales applicables, la pénibilité des tâches et leur dangerosité, les heures de travail, le droit au congé et une myriade d'autres problématiques sur lesquelles le ministère du Travail devra se pencher.