La vingtième année est une année comme les autres. Les festivités du 20e anniversaire de l'accession au Trône se dérouleront selon les coutumes et les traditions habituelles. Le Souverain a pris son monde à contre-pied. Dans le Maroc de Mohammed VI il y a certainement mieux à faire que de sacrifier au fétichisme des chiffres ronds. Par : Naïm Kamal On ne peut cependant pas s'empêcher de dire : 20 ans déjà ! Ou comme le temps passe vite. Hier encore le règne de ce célèbre inconnu s'ouvrait sur beaucoup d'interrogations. Peu de gens pouvaient dire ce qu'il pensait, comment il pensait et ce qu'il pensait faire. On lui connaissait sa fibre sociale au point qu'on lui accolera le titre de Roi des pauvres. Qui finira pas l'agacer. Il est le Roi des pauvres, des moins pauvres et des riches. De tous les Marocains. Mais quoi qu'il fasse, sa dimension humaine, son empathie pour les souffrants lui collera à la peau pour en faire un Roi que les gens vont sentir proche d'eux. Si bien que pour le moindre déni de justice, fondé ou infondé, les Marocains se sont mis à s'adresser directement à lui. Qui auparavant aurait osé intercepter le cortège royal pour remettre une doléance ? Rapidement il va s'imposer comme, pour ainsi dire, le Roi du geste. Sa communication, il va la fonder sur l'image qui se légende elle-même, le mouvement et l'expression corporelle. De façon égale, il peut inaugurer une réalisation aussi gigantesque que le complexe Noor pour les énergies renouvelables, comme il peut assister à la mise en marche d'un puits dans une bourgade reculée. Il n'y a pas de petits projets, il n'y a que de petits hommes. L'une de ses différences avec son père est là : Autant son père répugnait à s'occuper d'intendance, privilégiant la « grande politique », autant lui développera une démarche managériale. Les années osmose Il est surprenant que vingt ans après, des commentateurs de la marche royale continuent à retenir le limogeage de celui qui passait pour le puissant ministre de l'Intérieur comme l'acte fondateur du règne. Alors que c'était couru d'avance. N'avaient-ils pas encore compris que c'est un Roi qui ne tremble pas. D'une toute autre dimension est, en revanche, l'Equité et Réconciliation. Ouvrir le livre des exactions et de leurs horreurs du vivant de leurs auteurs encore tapis, encore dans les rouages de l'Etat, n'était pas à la portée de tous. Dès son accession au trône à l'âge de 36 ans, le Maroc des jeunes, majoritaire, va s'y reconnaître et le surnommer affectueusement M6. C'est dans un Roi branché qu'ils mettent leurs attentes. Un peu trop même. On attend de lui qu'il « meuble la maison Maroc » selon l'expression d'un journaliste. Dans ce magma des débuts du règne, son aptitude à gouverner est remise en cause par des cercles, restreints, mais bruyants et surtout amplifiés depuis l'étranger par des milieux essentiellement médiatiques. Il aimerait le pouvoir mais pas le job, faisait courir un proche dans les salons rbatis et parisiens. Imperturbable et flegmatique, du moins de ce qu'on peut en voir de l'extérieur, il ne tarde pas à s'imposer comme le patron. Un journaliste, qui lui consacra un livre et plusieurs écrits, finit par reconnaitre qu'il n'a pas eu de difficultés à dompter une classe politique marocaine réputée redoutable. En vingt ans, le Maroc a changé avec Mohammed VI. Autant sous l'effet de son action, que du fait des bouleversements qu'a connus l'environnement international et l'univers de la communication. Qu'il s'agisse des mentalités ou des structures économiques, le pays a connu des transformations en profondeur. Le Marocain est plus exigeant, même si son propre comportement ne corrobore pas toujours ses exigences. Les chantiers structurants, en dépit de ce que l'on peut leur reprocher, ont produit leurs effets sur le paysage du Royaume, le propulsant parfois dans des ambitions qui ont semblé à leurs débuts démesurées. Le réseau autoroutier et les voies express ont été multipliés par dix. Tout au Nord, le port Tanger Med est désormais en tête de peloton en Afrique et bientôt dans le top 20 mondial, tandis que tout au Sud, le complexe Noor figure en bonne place dans les mégas complexes de la production des énergies renouvelables. Les provinces du Sahara, déjà favorisées par rapport aux autres régions, sont en passe de se métamorphoser en profondeur grâce au plan de développement lancé en 2015. La ligne grande vitesse Tanger-Casa, décriée par les irréductibles de la contestation, a induit une importante mise à niveau des gares ferroviaires. Dans cette relation pêle-mêle des réalisations, on ne peut ne pas évoquer le Plan Vert relancé par la décision royale de mettre en place une politique rurale à même de créer une classe moyenne dans les campagnes marocaines, ou encore « la révolution verte en Afrique » menée par le groupe OCP donnant lieu à la création du complexe de fabrication d'engrais Africa Fertilizer. Le logement social, même s'il n'a pas toujours été bien pensé risquant de se transformer en bidonvilles et poudrières de demain, a connu un essor sans précédent. L'espace urbain vit de réels progrès. Rabat est en train de devenir la digne capitale du Royaume qu'elle devrait être. Casablanca est en chantier sens dessus dessous pour mériter son label de métropole économique et financière du pays. Tanger prend enfin les formes de l'ambition que la Roi a pour la cité du détroit. Fièrement, elle a rejoint l'axe de prospérité atlantique Kénitra-El Jadid pour l'étendre à la Méditerranée. L'industrie automobile qui y a pris pied en 2007 avec l'implantation de Renault, s'est inexorablement étendue au chef-lieu du Gharb, englobant de nouvelles marques, peut aspirer désormais à une production de rang mondial, devant l'Italie, assure-t-on. Partout la vie culturelle a connu un essor sans précédent. La diplomatie mohamédienne, espace où le Souverain marque une nette rupture avec la diplomatie hasanienne faite dans son ensemble d'engagements irréversibles ou de ruptures quasi définitives, est fondée plutôt sur le tissage patient d'un maillage de relations où l'intérêt économique mutuellement bénéfique ne se fonde pas forcément ou uniquement sur l'affinité politique. On le voit en Afrique et on le voit un peu partout dans le monde. Elle a pour crédo la diversification de ses partenariats, tant au niveau géopolitique qu'au plan économique. De « l'Afrique doit faire confiance à l'Afrique » du discours d'Abidjan en 2014 au « que veulent-ils de nous ? » du discours de Riad en 2016, Mohammed VI martèle sans cesse que « le Maroc est libre dans ses décisions et ses choix et n'est la chasse gardée d'aucun pays [tout en restant] fidèle à ses engagements à l'égard de ses partenaires, qui ne devraient y voir aucune atteinte à leurs intérêts. » L'entreprise sisyphienne ou l'année du « burn out » Il n'est pas dans l'ambition de cet article d'établir un bilan exhaustif des réalisations de ces vingt dernières années, ni d'en faire l'analyse économique et financière qui a ses propres experts, ni de revenir sur toutes les étapes du règne et des soubresauts qu'il a vécus. Mais de planter le décor d'un Maroc qui a profondément changé aussi bien dans sa façon d'être que de faire. Quoi qu'on en dise, on vit et on respire mieux au Maroc qu'il y a vingt ans. Bien sûr qu'il y en a qui vivent et respirent mieux que d'autres, mais « globalement » les éléments qui permettent au pays de tourner sont là. Mais ce « globalement » s'accompagne d'un climat de sinistrose troublant. L'ambiance d'aigreur et d'acrimonie est devenue le corollaire des progrès réalisés par le Royaume. Les explications ne manquent pas. Ce sont les solutions qui font défaut. Mercredi 17 juillet, lors du débat organisé par le RNI à l'occasion du 20e anniversaire de l'intronisation de Mohammed VI, un jeune économiste de la CDG, Youssef Saâdani, dont l'intervention fait son bonhomme de chemin sur les réseaux sociaux, a fait mouche. Son succès ne s'explique que par le ressenti général qui s'y est retrouvé. En voici le résumé : Le Maroc n'est pas dépourvu de ressorts. Globalement on a tout fait bien. On a des infrastructures qui sont de classe mondiale. On a un secteur financier qui est beaucoup plus développé que ce que pourrait prévoir notre niveau de développement. On a des politiques d'environnement des affaires très réformatrices (le Maroc est le pays qui a, dans les indicateurs du Doing Business, le plus progressé). On a une stabilité macro-économique louée par les organismes internationaux. On a une insertion dans l'économie mondiale qui a beaucoup progressé. Alors pourquoi toutes ces réalisations ne se sont pas traduites par des dynamiques d'ensemble et systémiques ? Que signifie le taux d'emploi au Maroc qui reste inférieur de 20 points à celui, par exemple, d'une Grèce ravagée par le chômage ? Comment se fait-il que la croissance économique affiche depuis 10 ans 2 points de moins que des pays équivalents ? Même s'il reconnait, à moins que ce ne soit juste une figure rhétorique, que cette situation reste pour lui énigmatique, il avance une explication : la polarisation sociale qui se traduit, grossièrement résumée, par l'émergence de groupes sociaux qui cohabitent en faisant chambre à part ; 20% de Marocains qui vivent bien et 80 autres qui vivent mal. Les lignes de fracture sont connues : l'éducation, la santé, le transport, le logement… La pression qu'exerce sur le citoyen ce Maroc à deux vitesses a des effets aggravant sur une corruption endémique qui leste sérieusement la propension au développement. Mais contrairement à ce que Youssef Saâdani assure, l'état fracturé dans lequel se trouve le Maroc n'est pas le fruit collatéral et pourri des « dynamiques sectorielles » de ces deux dernières années. Celui-ci viendrait plutôt du désengagement de l'Etat des secteurs sociaux dicté dans les années 80 par le plan d'ajustement structurel, lui-même imposé par ces mêmes organismes internationaux qui accordent aujourd'hui des satisfécits aux indicateurs macro-économiques maintenus contre régressions politiques et troubles sociaux. Si bien qu'il est légitime de se demander si le Maroc ne doit pas ces « succès sectoriels » précisément à ce « 20/80 » qui sépare le Maroc des nantis de celui des démunis. Dès son intronisation, le Roi Mohammed VI a pris acte de cet état des lieux, s'engageant à y pallier tout en avertissant ne pas posséder de baguette magique qui lui permettrait de soigner les maux du Royaume par enchantement. L'initiative de développement humain a été une manière d'y faire face mais qui s'est révélée insuffisante. A ce stade, il est aussi légitime de se demander si le « burn out » qui a touché le pouvoir de 2017 jusqu'à mi 2018 ne trouve pas en grande partie son origine dans le caractère sisyphien de l'entreprise en présence d'un personnel politique, aussi bien partisan, société-civile que makhzanien, égocentré sur ses intérêts égoïstes et immédiats. Deux années d'immenses doutes durant lesquelles nombre de protagonistes ont essayé de profiter pour déstabiliser le Royaume et dont le « hirak » du Rif n'a été que la face visible. Dans l'intervalle, le Roi Mohammed VI prenait acte, en octobre 2017, avec la même lucidité qui a présidé à son discours d'intronisation, de l'essoufflement du modèle de développement et de ses travers et en demandait un nouveau, menaçant la classe politique d'un séisme avec l'espoir de secouer le cocotier et d'en voir tomber quelques fruits comestibles. On en est là. Le climat politique s'est amélioré par rapport à ces deux années. La ligne grande vitesse a été lancée et plus personne n'ose encore en dénoncer le bien fondé. Le complexe Noor poursuit son extension. La plateforme de l'industrie automobile s'est étendue à Kenitra. Tanger-Med a franchi un nouveau pas sur la voie du Top 20 mondial. Le plan vert est en train d'atteindre ses objectifs ; mais, visiblement personne n'a encore trouvé l'idée rare à même de régénérer les espoirs et coaliser les énergies pour qu'enfin les Marocains ne soient plus qu'Un. Sans doute le Maroc a-t-il besoin de la plus dure des révolutions, la révolution culturelle qui contiendrait les ambitions illégitimes et modifierait les comportements.