San Pedro est sans doute l'une des petites villes les plus pauvres d'un pays lui même l'un des plus pauvres d'Amérique Latine. C'est l'homme qui fut son évêque, Fernando Lugo, 56 ans, qui est devenu président du Paraguay avec 41% des voix dans un scrutin à un tour. Une élection qui a mis fin à plus de 60 ans de dictature et de corruption du parti Colorado dans ce petit état de six millions d'habitants coincé entre l'immense Brésil, l'Argentine et la Bolivie. L'alternance est historique dans ce pays qui vécut de 1954 à 1989 sous une impitoyable dictature, celle du général Alfredo Stroessner. Historique aussi car le nouveau président paraguayen est un adepte de la théologie de la libération, ce mouvement social et religieux progressiste issu de l'?glise Catholique apparu en Amérique latine à la fin des années 1950 et prônant la lutte contre la pauvreté. Accusés de tendances marxistes, ces religieux furent durement combattus par le Pape Jean Paul II et Fernando Lugo n'échappa pas aux foudres d'un Vatican qui, refusant la politisation des prêtres, le rappela à l'ordre en raison de ses sermons en faveur des paysans sans terre. Fêtée par une foule de paraguayens en liesse, la victoire de l'ex-«évêque des pauvres» prolonge la vague de succès électoraux de la gauche et du centre-gauche en Amérique du Sud ces dernières années. Désormais, le Mercosur (marché commun régional, Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay, plus les pays associés Chili, Bolivie et Venezuela) ne compte que des gouvernements de gauche. Et seuls le Mexique et la Colombie restent en dehors de ce mouvement de bascule. Gouverner avec une coalition hétéroclite Cette victoire était inéluctable face à un parti Colorado gangrené par la corruption, la contrebande et les mafieux, face surtout au fossé abyssal existant entre une population pauvre dont 40% vit sous le seuil de pauvreté - et une petite minorité de privilégiés. Fernando Lugo a d'ailleurs axé l'essentiel de sa campagne sur la rhétorique simpliste mais efficace de pauvres contre riches, même si pour remporter la présidentielle, il a dû s'appuyer sur une trentaine de partis ou associations de gauche ou de gauche radicale et sur une formation de la droite libérale. Quelle marge de manoeuvre cette coalition hétéroclite, unie par la seule volonté d'en finir avec le parti Colorado, laissera-t-elle à l'ex-évêque des pauvres ? Il va devoir en effet négocier avec tout le monde pour gouverner, notamment avec la formation de droite libérale qui l'a soutenu et qui reste la deuxième force du pays. Quant aux grands propriétaires terriens, ils ne lui feront pas de cadeaux dans ce pays où la répartition de la terre est l'une des plus inégales du monde. De quel «modèle» de la gauche de la région va-t-il par ailleurs s'inspirer, lui qu'on dit proche de Hugo Chavez et Evo Morales, les présidents populistes du Vénezuela et de Bolivie? C'est toute la question. Car il doit ne pas trahir ses promesses de campagne et mener l'indispensable lutte contre les inégalités sociales sans pour autant considérer l'action sociale sous la seule optique de la charité chrétienne et surtout sans sacrifier les investissements productifs. S'aligner sur Lula ou sur Chavez ? Autant dire que la réussite ou l'échec de Fernando Lugo ne dépendent pas de sa seule bonne volonté. Ils sont liés, outre sa capacité à gouverner avec tout le monde, à deux questions essentielles: de faibles ressources et sa gestion de l'énergie hydroélectrique. Contrairement au Venezuela et à la Bolivie, le Paraguay ne possède pas d'hydrocarbures. Il n'a donc pas les ressources nécessaires pour impulser des politiques clientélistes susceptibles de produire dans l'immédiat une amélioration des conditions de vie, mais qui entraînent assez vite une crise économique grave, surtout dans un pays dépendant largement des importations de biens de consommation ou d'équipement. L'économie paraguayenne reste en effet basée essentiellement sur l'agriculture, l'élevage et l'énergie hydroélectrique produite par deux centrales : Itaipu, le plus important barrage du monde, construite en coopération avec le Brésil et Yacyreta, édifiée avec l'Argentine. La gestion du prix de cette énergie électrique constitue l'autre question décisive. A peine élu, Fernando Lugo déclarait que «le vrai prix de l'énergie était celui du marché et pas celui de son coût de production». La réaction du géant brésilien ne s'est pas faite attendre. Tout en adressant ses « félicitations » à son homologue paraguayen, le président Lula da Silva l'a averti de son refus de renégocier les tarifs du barrage électrique d'Itaipu qui fournit près du cinquième de la consommation du Brésil. Brasilia fera-t-elle un geste en la matière ? Si ce n'est pas le cas, cela risque de pousser Lugo dans les bras de Hugo Chavez et de Evo Moralès. Une chose est sûre. Quelle que soit l'alignement idéologique futur de Fernando Lugo et en dépit des tensions qui pourraient en résulter entre «radicaux» et «modérés» au sein de la gauche sud-américaine il n'y a désormais plus de place dans la région pour une classe dirigeante archaïque, voire maffieuse, qui s'incruste au pouvoir pendant des décennies.