Challenges Le : 2008-04-28 RAS. Il n'y a rien à signaler au Carrefour de Guo Zhan, au nord-est de Pékin. Juste, peut-être, un peu moins d'affluence. «Nous ne savons rien. Les responsables français sont partis en vacances», assure sans sourciller le responsable de la sécurité du magasin. L'ambiance n'était cependant pas la même devant les Carrefour de Xian (NordOuest), de Harbin (Nord-Est) et de Jinan (Est), où des milliers de manifestants s'étaient rassemblés le week-end du 19 avril. A Paris, la situation est prise «très au sérieux» par le patron du groupe de distribution français, José Luis Duran, qui a tenu à répéter que son enseigne ne prenait «jamais de position sur les sujets politiques». Malgré cela, depuis plusieurs jours, des centaines de milliers d'appels circulent sur Internet ou sont envoyés par SMS à travers la Chine : «Boycottez Carrefour !» L'enseigne française financerait les «activités sécessionnistes du dalaï-lama». Ambiguïté des autorités L accusation n est qu un fantasme. Mais, à force d'être répétée, la rumeur a fini par prendre de l'ampleur. Pour une fois, les internautes chinois ne sont pas muselés. Outre Carrefour, ils s'en donnent à coeur joie contre Christian Dior ou Louis Vuitton, les symboles du «chic français». Quant au très officiel Quotidien du peuple, il propose «que les magasins Carrefour de tout le pays deviennent déserts et silencieux le 1er mai». Qui est à l'origine de cette campagne ? Officiellement, les autorités chinoises ne savent rien. Selon elles, ces manifestations seraient «spontanées». Reste que le gouvernement ne dément pas la rumeur des supposées relations entre Carrefour, son actionnaire Bernard Arnault et le dalaï-lama. De peur de ne plus contrôler la situation, l'agence gouvernementale Chine Nouvelle a toutefois appelé les habitants au calme : «La ferveur patriotique doit être canalisée de manière rationnelle et doit se transformer en action efficace», indiquait un communiqué dès le 17 avril. Patriotisme unificateur Pourquoi la France ? Parce que Nicolas Sarkozy déplaît à Pékin. Les autorités chinoises lui reprochent à la fois ses flottements face à la crise du Tibet, ses menaces de ne pas se rendre à la cérémonie d'ouverture des jeux Olympiques et les débordements lors du passage de la flamme dans les rues de Paris, sans parler de la couverture «biaisée» des événements dans les médias. Mais, à l'heure où la Chine est dans une mauvaise passe, il s'agit aussi, et surtout, d'exalter le patriotisme et de souder la population autour du gouvernement. Les jeux Olympiques rêvés en triomphe du régime sont déjà un désastre en matière de relations publiques. La question des droits de l'homme est sous les feux des projecteurs. Du coup, pour une minorité, composée de jeunes à peine sortis de l'adolescence, manifester contre Carrefour est un exutoire à toutes les frustrations. Et elles sont nombreuses : la grande hantise des moins de 25 ans est de ne pas pouvoir trouver un travail à la hauteur de leurs espérances et de leurs qualifications après des études ruineuses pour leurs parents. Certains d'entre eux observent pourtant la situation d'un oeil plutôt inquiet. «Aimer sa patrie ne signifie pas forcément détester les étrangers. C'est travailler sérieusement pour améliorer sa vie et bien se comporter en société», estime Jian, 27 ans, publicitaire. 95% de «Made In China» Conscients que le pays joue son prestige dans l'affaire mais intimidé par la véhémence de la propagande, la plupart des Chinois n'ont d'autre solution que de louvoyer. Et de se déclarer d'accord pour un boycott... d'un jour ! «A Shenzhen, quelques jeunes ont distribué des tracts appelant au boycott devant un Carrefour, mais en général les gens de Canton font semblant d'être d'accord», note un diplomate en poste dans le sud de la Chine. Rares sont ceux qui comme Yuan Xiaoming, un chroniqueur connu pour son mordant, ont le courage de contester le bien-fondé de l'opération : «C'est une farce ! Un jour, on s'en prend aux produits japonais, le lendemain, c'est à la France. A qui le tour ensuite ? Au «Made in Germany» ? Le consommateur chinois n'est pas stupide. S'il n'achète pas un produit, ce n'est pas pour des raisons politiques, mais parce qu'il trouve mieux et moins cher ailleurs.» Il sait surtout que 95% des produits vendus par Carrefour sont fabriqués en Chine même et que, comme l'ensemble de la grande distribution mondiale, le groupe français importe aussi des produits «Made in China» en grande quantité. Patrons et politiques français calment le jeu La fièvre anti-française s'est répandue le temps d'un week-end, du 18 au 20 avril, à Pékin, Xian, Harbin et Kunming. L'enjeu est de taille et des grands patrons comme Bernard Arnault (LVMH) et José Luis Duran (Carrefour) ont fait des déclarations conciliantes pour calmer le jeu. Nicolas Sarkozy a chargé deux émissaires, Jean-David Levitte et Jean-Pierre Raffarin, de transmettre un message allant dans ce sens aux autorités chinoises lors de leurs déplacements du 23 et 26 avril à Pékin. Avec plus de 9 milliards de produits français achetés en 2007, la Chine est le neuvième client de l'Hexagone.