A écouter les déclarations martiales après la bataille navale qui a opposé au large de la Crimée les gardes-frontières russes et des marins ukrainiens, on pourrait croire que la guerre froide a été mise au four et que l'Europe est prête à basculer dans un engrenage fatal. L'histoire est pleine d'incidents de frontières qui débouchent sur la guerre. Ce ne sera pas le cas en Ukraine. D'abord, parce que la guerre y dure depuis bientôt cinq ans. Mais c'est une guerre de basse intensité. L'expression signifie que dans la hiérarchie de l'actualité, l'Ukraine est tout en bas. Les affrontements y font en permanence des morts, mais peu et on en parle tout bas. Ainsi, les médias répètent depuis trois ans que la guerre a fait 10.000 morts et 1,5 million de réfugiés. Le chiffre est rond, nul n'est pressé de le rectifier. L'autre raison, c'est que l'Ukraine elle-même est une frontière ! Entre les Russophones et les Europhiles, entre l'Otan et le Kremlin, entre le patriarcat orthodoxe de Constantinople et celui de Moscou, entre la Mer Noire et la mer d'Azov, entre toutes sortes de clans et de mafias qui se disputent le contrôle de territoires. La somme de tous les incidents de frontières constitue cette guerre d'Ukraine dont nul ne prévoit la fin. Pourtant, la bataille navale de l'autre dimanche est sans précédent. C'est la première confrontation directe et officielle entre militaires russes et ukrainiens. Des soldats russes ont déjà été engagés dans le Dombass notamment, mais ils opéraient avec des faux-nez, se présentant comme des mercenaires, des miliciens, des volontaires. Cette fois, il s'agit de gardes-frontières, dépendant du FSB, le puissant service de renseignement intérieur et opérant en coordination avec l'armée de l'air dont les chasseurs survolaient la zone. L'affrontement a débuté dans le détroit de Kertch où la mer Noire devient la mer d'Azov. Depuis que les Russes ont annexé la Crimée, ils contrôlent les deux rives du passage. Il faut donc leur demander l'autorisation de passer. Ils trainent les pieds pour la donner. Cela prend des heures, voire des jours. Surtout depuis que Moscou a construit un pont, inauguré par Vladimir Poutine en personne au printemps. C'est le pont le plus long d'Europe (19 kilomètres), le plus bas aussi. Conséquences, les Panoramax, ces imposants cargos ukrainiens qui font la navette avec les ports ukrainiens de Marioupol et Bordianskne passent par dessous. Ce pont est un mur. Il enferme la mer d'Azov et ses ports ukrainiens dans la zone d'influence russe. Dimanche dernier, deux vedettes de la marine ukrainienne escortées d'un remorqueur ont tenté le passage en force. Les Russes ont écrasé les provocateurs, arraisonnant les trois bâtiments, incarcérant les marins. Ils parlent de violation de frontière, avec le même culot dont usaient les Soviétiques qui considéraient le droit comme un simple rapport de forces. Cette guéguerre fait l'affaire de Vladimir Poutine qui a dévissé dans les sondages depuis qu'il a réformé les retraites, crevant le plancher de sa popularité à 40%. En face, le président Porochenko en profite aussi. Il sonne le tocsin et il a fait voter la loi martiale. C'est un calcul désespéré à quelques mois de l'élection présidentielle qu'il devrait perdre, tellement son bilan est nul et la corruption générale. L'Onu s'inquiète, l'Otan dénonce, l'Amérique menace, l'Europe réfléchit à de nouvelles sanctions, la France et l'Allemagne brandissent les accords de Minsk qui sont morts nés. Tous sont dans un jeu de rôles. Contrairement aux apparences, Kiev n'a pas envie de récupérer la Crimée, ni les Russes d'annexer le Dombass ou la mer d'Azov. Kiev veut une petite Ukraine débarrassée des Russophones et Moscou veut les moyens de maintenir son voisin la tête sous l'eau. Bref, tout le monde ment. Il y a des incidents de frontières, mais c'est surtout une guerre de propagande que se livrent les deux camps, prêts à tout pour discréditer l'ennemi. Cela doit rendre prudent. Mais pas forcément inquiet.