Rassurer : tel aura été le maître mot de Moustapha Abdeljalil au lendemain de la proclamation de «la Libye libre» le 23 octobre à Benghazi et de la mort de Moammar Kadhafi. Il est vrai que le discours du président du Conseil national de transition (CNT) a eu l'effet d'une douche froide au cours de cette cérémonie où des milliers de Libyens en liesse fêtaient leur liberté retrouvée. «La charia sera la principale source de la Constitution et n'importe quelle loi contredisant les principes de l'islam est légalement nulle», avait-il lancé, s'attirant des mises au point de Paris et de Washington quant à la nécessité de «respecter les valeurs démocratiques en Libye». Le numéro un du CNT a immédiatement rectifié le tir, expliquant que les Libyens étaient des musulmans «modérés»... Musulman très pratiquant, Abdeljalil a-t-il exprimé une position toute personnelle ? C'est possible car les responsables du CNT qui l'ont précédé au micro n'ont pas abordé cette question, préférant évoquer les défis qui attendent la nouvelle Libye: profusion des armes aux mains de brigades civiles incontrôlables; nécessité d'intégrer celles-ci dans une «armée nationale», seule institution qui sera «autorisée à porter des armes»; préservation de l'«unité nationale» alors que la bataille de Syrte a encore attisé les rivalités entre les rebelles de l'Est et ceux de Misrata... Abdeljalil a-t-il voulu «rassurer» les secteurs les plus islamistes qui ont pris une large part dans les combats qui ont mis à bas le régime Kadhafi? Enterré dans un lieu secret En réalité, cet épisode témoigne d'une réalité qui existe depuis le début du soulèvement et fait l'objet d'un débat au sein d'un CNT où cohabitent plusieurs sensibilités. Même si il est trop tôt pour s'alarmer car c'est de leur rapport de force que dépendra la future Constitution, cette affaire a obscurci l'image du pouvoir transitoire libyen qui avait déjà dû céder aux demandes internationales en annonçant, certes pour la forme, «l'ouverture d'une enquête» sur les circonstances du décès du dictateur déchu. Capturé vivant avec son fils Moatassem le 20 octobre, au jour même de la prise de Syrte, sa ville natale où il s'était réfugié, il est mort une heure et demie après. Sa présence à Syrte explique d'ailleurs la résistance acharnée qu'y ont rencontrée les rebelles et le refus contre toute logique des 200 kadhafistes qui y combattaient de se rendre. Dans quelles circonstances Kadhafi a-t-il été tué? Quel rôle a joué l'Otan qui a pilonné Syrte sans relâche, empêchant le convoi dans lequel il se trouvait de fuir? Dans quel lieu du désert, tenu secret pour éviter qu'il devienne lieu de pèlerinage, l'ex-Guide et son fils ont-ils été enterrés? Toutes ces questions demeurent et resteront sans doute sans réponse. En réalité, il ne restera de sa mort que les images terribles d'un homme ensanglanté lynché par ses opposants pas près d'oublier qu'il les avaient traité de «rats» en leur promettant de les anéantir dans des «rivières de sang». Des images choquantes, d'une violence inouïe et qui privent les Libyens du procès de leur bourreau. Un procès qui, quelles que soient les rodomontades dont le Guide aurait abreuvé ses juges, aurait permis de mieux connaître le visage d'un régime qui a terrorisé tout un peuple. Nul n'avait intérêt à un procès de Kadhafi Mais personne, ni parmi les nouveaux dirigeants libyens qui appartenaient souvent à son premier cercle, ni parmi les Occidentaux qui ont beaucoup bénéficié de ses largesses, n'avait intérêt à un procès où Kadhafi aurait pu faire des révélations embarrassantes. Le même problème se reposera si son fils Saïf al-Islam, qu'on dit en fuite vers le Niger, était capturé. Il ne restera aussi de sa fin que le symbole d'un tyran tout puissant qui se croyait invincible et a fini caché dans une conduite d'égout de Syrte. A l'instar de Saddam Hussein - même âge (69 ans), même mégalomanie, même mode de gestion par la terreur - qui fut extirpé en 2006 par les Américains d'une sorte de trou à rat. Mais Kadhafi pouvait-il mourir autrement que comme il a régné: dans le sang et la barbarie après 42 ans d'une dictature implacable dont on ne connaîtra jamais le nombre des victimes, après un mois de siège de Syrte où des dizaines de rebelles sont tombés sous les balles des snippers fidèles au Guide déchu et après huit mois d'une guerre qui a fait 30.000 morts et des milliers de blessés ? C'est aussi cela l'héritage de Kadhafi. Les Libyens, qui ont payé un lourd tribut à l'ère des «masses» et se sont sacrifiés pour s'en libérer, sauront-ils y échapper, eux qui ont défilé devant son cadavre comme si voir ce qui était impensable hier était l'unique manière de se convaincre qu'il était bien mort. C'est toute la question dans ce pays - où l'Otan devrait mettre fin à sa mission le 31 octobre - où tout est à reconstruire et à inventer en matière de démocratie et d'institutions. Après plusieurs échecs, le CNT parviendra-t-il à surmonter ses divisions pour former un gouvernement de transition d'ici un mois, élaborer la Constitution qui doit voit le jour dans huit mois et organiser des élections générales un an plus tard? Ce ne sera pas facile car les projets de ses principales composantes – libéraux de la société civile, divers courants islamistes et transfuges de l'ancien régime – sont très différents, même si des alliances circonstancielles se nouent selon les sujets. Surmonter les régionalismes Ainsi, alors que les anciens cadres du régime et les libéraux voient d'un mauvais œil toute islamisation, islamistes et libéraux se retrouvent pour réclamer une épuration réelle de l'ancien régime. Les tensions à l'égard du numéro deux du CNT en sont un exemple édifiant: islamistes et responsables militaires lui reprochent son ancienne proximité avec le fils du Guide déchu Saïf al-Islam et ses liens avec les Occidentaux... Autres défis : surmonter les régionalismes et obtenir que les groupes de combattants civils, notamment les plus nombreux et organisés d'entre eux - ceux de Zentan et du djebel Nefoussa qui ont conduit l'offensive victorieuse sur Tripoli, de Misrata, la ville martyr, et de Benghazi, le berceau de la révolution - acceptent de répondre à une autorité centrale alors qu'ils n'obéissent qu'à leurs commandants. Or ces derniers n'entendent pas, à l'instar de l'islamiste Abdelhakim Belhaj, le chef militaire de Tripoli, laisser «confisquer la révolution par des opportunistes», allusion transparente aux tenants de l'ancien système.... En fait, tous les combattants, forts du respect d'une population qui les adore, réclament leur part du gâteau, financier ou politique. Face à ce travail de titan, les Libyens ont un atout majeur: grâce à leurs ressources pétrolières, ils financeront seuls la reconstruction et ne devraient pas subir le contrecoup social qui accompagne les révolutions. Ils peuvent en outre se targuer d'avoir aussi adressé un avertissement sans équivoque aux dictateurs qui s'obstinent à gérer leur peuple par l'oppression. Signe des temps: dans une Syrie, qui glisse lentement mais sûrement vers la guerre civile, des manifestants arboraient, notamment à Homs, des banderoles proclamant «après Kadhafi, c'est ton tour Assad».