Les Français n'ont pas l'habitude de voir leur président stoïque. Nicolas Sarkozy est pourtant resté au garde à vous pendant près d'une heure, sous la pluie qui tombait à seaux dans la Cour des Invalides. Trempé comme la moitié du gouvernement, tout l'état-major, les gardes républicains, les représentants des anciens combattants venus rendre hommage a sept soldats tombés la semaine dernière en Afghanistan. On regardait la pluie ruisseler sur les cercueils, imbiber les coussins sur lesquels étaient épinglés les Légions d'honneur et les souliers du président disparaissant jusqu'aux lacets dans une flaque d'eau… Nicolas Sarkozy n'a pas ouvert le parapluie sur les bords de Seine, il ne cherche pas non plus à fuir ses responsabilités dans les montagnes afghanes. 70 Français y ont été tués. Avec 17 morts, 2012 est d'ores et déjà l'année la plus meurtrière depuis le début de l'intervention, il y a dix ans. L'opinion publique comprend de moins en moins cette guerre qui s'éternise. Chaque mort supplémentaire lui semble désormais un sacrifice inutile. Depuis toujours, les officiers d'état-major ont su expliquer les pertes sur le champs de bataille. L'isaf prétend ainsi que l'envoi de renforts l'an dernier (le « surge ») a brisé l'élan de la rébellion pachtoune dans les provinces méridionales mais que les talibans sur la défensive se sont radicalisés, d'où le recours au terrorisme des kamikazes. Paris veut croire que les Français sont particulièrement visés dans la province de Kapisa parce que la police afghane qu'ils ont mise en place quadrille le terrain jadis abandonné à la guérilla. Enfin, le lancement du processus de transition dans trois provinces et quatre villes est le prélude à des palabres pour le partage du pouvoir, aiguisant les ambitions des chefs locaux et renforçant la violence de l'offensive, traditionnelle en cette saison. Nicolas Sarkozy aux Invalides n'a rien cherché à expliquer. Devant les familles des soldats, il a juré qu'ils n'étaient pas morts pour rien, mais « pour la grande cause des peuples libres qui ont payé leur liberté avec le sang de leurs soldats, dans une guerre juste engagée contre une tyrannie qui emprisonnait tout un peuple ». Magnifique discours et lyrisme de circonstance. Les cyniques font remarquer que « les guerres justes » ne le restent jamais longtemps. L'honneur d'un militaire est d'obéir aux ordres mais cela ne lui interdit pas de se demander à quoi sert de combattre les talibans en Kapisa alors que leurs chefs jouissent de l'impunité à Quetta, de l'autre côté de la frontière pakistanaise. A quoi sert de se battre pour Hamid Karzai s'il fait la cour à l'ennemi en espérant faire des chefs talibans ses ministres ? Etrangers aux calculs politiciens et loin de toute morale, les stratèges fondent leurs critiques sur les leçons qu'ils tirent de dix ans de guerre en Afghanistan. Ce sont les plus intéressantes. Le premier enseignement est que la guerre a sa vie propre. Celle d'Afghanistan a été conduite pour renverser le régime taliban et détruire Al Qaida. En novembre 2001, avec 2 000 hommes sur le terrain, le mollah Omar et Ben Laden étaient en fuite. Mission accomplie. Dix ans plus tard, 130.000 soldats bivouaquent toujours sur place, piégés par une succession de décisions politiques qui ont brouillé les buts de guerre. Deuxième leçon, les erreurs commises au début de la guerre sont difficile à rattraper. Les Américains se sont appuyés sur les Tadjiks de l'Alliance du Nord, avant de prendre eux-mêmes la direction des opérations. Ils ont ainsi affaibli l'Etat central et rejeté dans l'opposition les pachtounes, puis la population. Tertio, il est impossible de gagner une guerre « si le centre de gravité de l'adversaire est hors d'atteinte, car au-delà des limites politiques que l'on s'est fixées » (Général Desportes). Ce qui signifie qu'aucune victoire durable n'est envisageable tant que l'état-major des talibans jouira de l'impunité dans la zone tribale, sous la protection de l'Etat Pakistanais. Quatrièmement, rappeler que c'est avec l'adversaire qu'on fait la paix. La conférence de Bonn qui a suivi la chute du régime taliban a été menée dans l'esprit de la guerre froide : une conférence des vainqueurs et non une conférence de réconciliation. Elle a mis en place le gouvernement Karzai mais en excluant les talibans et leurs alliés Pachtounes, créant ainsi les conditions d'une insurrection durable. Enfin, malgré l'évolution des équipements, le recours aux drones et à l'électronique, le ratio habituel en zone d'insurrection reste de vingt personnels de sécurité pour mille habitants. Pour tenir l'Afghanistan, il aurait donc fallu doubler les effectifs. Or l'Amérique de George Bush en était incapable, tellement pressée de s'engager en Irak. Et celle d'Obama n'a qu'une urgence, se replier si possible en bon ordre et la tête haute. Nicolas Sarkozy assume cet héritage et les contraintes de cette alliance. Il a choisi de se mouiller même si la guerre d'Afghanistan est devenue impopulaire. Paris retirera son contingent à proportion du repli américain et selon le même rythme. Autrement dit et quoi qu'il en lui coûte, la France se veut un allié fiable et exemplaire. Il y a un bêtisier de la guerre en Afghanistan, qu'on médite déjà dans les académies militaires du monde entier. Cela devrait inciter à la prudence les hommes politiques pressés de s'illustrer dans l'action. A l'évidence, ce n'est pas le cas. La campagne militaire menée en Libye a ignoré superbement toute prudence. Elle hésite aujourd'hui encore à anticiper les difficultés politiques de l'après-guerre.