Al'exposition canine de Bouskoura, ils se tiennent à l'écart, à l'orée de la forêt, sagement assis aux pieds de leurs maîtres. Comme sourds aux bruits alentours, aux aboiements excités de leurs compagnons à quatre pattes, et aux cris des enfants heureux, tels des poissons dans l'eau au milieu de tous ces animaux. Il était une fois le prince des plaines Eux, ce sont les sloughis, les princes des plaines. Le port altier, le corps fin et élancé, la robe discrète, la démarche souple et gracieuse, leur noblesse n'est pas emprunte. Les yeux noirs, comme tracés de khôl, des lévriers marocains, ont en eux cette douce mélancolie caractéristique de la race. Comme une nostalgie d'une époque bénie. Celle où, des plaines verdoyantes du Gharb aux majestueuses montagnes du Sud en passant par les vastes étendues sahariennes, fierté des illustres tribus de Hiyaynas (Taounat), des Chraguas ou encore des Ouled Jamaâ (Zouagha Moulay Yaâcoub), ils étaient choyés, encensés et estimés. Comme les seigneurs de la chasse traditionnelle, les coureurs de gazelle, de renard, de chacal, de loup et de lièvre: «Quand un sloughi voit une gazelle qui arrache un brin d'herbe, il se retrouve à sa hauteur avant qu'elle ait fini de la mâcher», clamait le dicton. Rapide (sa vitesse de pointe atteint les 70 km/h sur 300 mètres), doué d'un redoutable instinct de chasseur et d'une endurance à toute épreuve, le sloughi était le compagnon de battue idéal, apprécié aussi pour son intelligence vive, le disputant à une loyauté indéfectible et à un caractère affectueux. Posséder un sloughi, au même titre qu'un pur sang arabe, était synonyme de noblesse, de distinction et de richesse. Chaque village du royaume avait alors, si l'on peut dire, son chenil de 5 à 10 purs sloughis, légués de père en fils, tels un précieux et millénaire héritage. Protectorat en chasse, loi obsolète et indifférence publique Mais le protectorat, et ses lois aux desseins parfois sournoisement éradicateurs, est passé par là. Dès 1912, le décret français du 3 mai 1844 interdisant et sanctionnant la chasse avec des lévriers, entre en vigueur au Maroc. Sous prétexte de la protection des espèces en voie de disparition, les autorités coloniales font tout pour faire disparaître la tradition ancestrale autochtone de la chasse aux lévriers arabes, pourtant réputée beaucoup plus écologique que la chasse moderne au fusil. Il se raconte même au coin des kanouns que des centaines de « lévriers indigènes» sont abattus de sang froid par les colons dans les douars. Ceux qui échappent à la cruauté de l'occupant sont élevés discrètement par leurs maîtres. Dans les campagnes, notamment dans le Gharb, les Mouqawimines les font quant à eux sortir à leurs côtés pour faire croire à des ballades à cheval pendant leur convoyage d'armes. Le sloughi devient ainsi, en plus d'une fierté nationale, un symbole de résistance à l'occupant. Mais peu à peu, les conséquences des croisements, de l'urbanisation et de l'extension de la chasse moderne, combinées à une certaine indifférence des autorités de tutelle (ministère de l'Agriculture et Haut Commissariat aux eaux et forêts), sont venues s'ajouter aux dommages d'une loi jugée obsolète par les chasseurs traditionnels. Résultat des courses : en 2011, il ne resterait pas plus de 500 sloughis véritables dans tout le Maroc, concentrés essentiellement dans les régions de Meknès, Taroudante, Khémisset, El Jadida et Benslimane. C'est dire la menace d'extinction qui pèse sur cette race canine, dont le Maroc est le seul pays au monde à détenir le standard. Le lévrier marocain, du pedigree en veux-tu, du caractère en voilà Si les traces de ce qui semble être l'ancêtre du lévrier arabe se retrouvent jusque dans les récits et les gravures de la civilisation pharaonique, personne à ce jour n'a réussi à connaître l'origine exacte du sloughi. Ni si celui-ci est issu d'un brassage entre un lévrier berbère et des races ramenées au Maghreb lors des conquêtes romaine, vandale puis arabe. Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'aujourd'hui, le sloughi est mondialement reconnu comme LE lévrier marocain: «Il ne faut surtout pas confondre le sloughi avec le galgo espagnol, qui est un croisement entre le lévrier marocain et le lévrier anglais, dit greyhound. Si ce croisement est effectivement parvenu à donner un chien très rapide pour les courses courtes (pas plus d'un kilomètre), rien ne peut égaler l'endurance du sloughi qui lui, excellent marathonien, peut chasser trois jours de suite par temps tiède (d'octobre à février) sans se fatiguer», défend Mohamed Soujaâ, Président du Centre national de la sauvegarde et de la protection du sloughi et Président de la Fédération Royale Marocaine de Chasse Traditionnelle (sloughi, faucon, cheval, tir à l'arc). Primé par le Roi comme «meilleur éleveur de sloughi au Maroc» au salon de l'Agriculture de Meknès, notre interlocuteur est un puriste intransigeant… jusqu'au bout des ongles : «Faute de sensibilisation, beaucoup de gens, notamment dans le monde rural, pensent à tort que celui-ci est un simple chien de chasse. Or le sloughi est bien plus que cela, c'est l'aristocrate de son espèce. Le vrai lévrier marocain n'a aucun défaut et ses caractéristiques sont très précisément définies par la Fédération Canine Internationale. On le reconnaît notamment à sa robe sable, son masque noir ou brun foncé, ses ongles noirs ou colorés...Et son regard, semblable à celui d'une belle hourie». D'amour canin et d'eau fraîche Mohamed Soujaâ a les yeux qui brillent quand il parle de «ses trois favorites» parmi ses 9 sloughis, Dahab, Dakhla et Falouja, baptisées par amour pour le Sahara marocain et pour la civilisation irakienne : «les femelles sont plus câlines et plus véloces que les mâles. Bien dressées, elles peuvent attraper un lièvre dès 7-8 mois». Passionné depuis son enfance par le lévrier marocain, il est arrivé à en posséder 19, avant d'en donner aux chasseurs de son association et à des amis, faute de moyens matériels suffisants pour leur entretien. Le Président du Centre national de la sauvegarde et de la protection du sloughi reconnaît que le coût financier est un frein important dans l'élevage, et donc la pérennité des lévriers marocains. Entre les vaccins, les soins vétérinaires, la nourriture et les autres frais, l'entretien d'un sloughi peut revenir jusqu'à 1000 dirhams par mois voire plus, une somme que sont incapables de débourser nombre de ruraux au revenu modeste. La campagne reste en effet le lieu privilégié pour l'élevage du sloughi car plus un lévrier est libre, mieux il se porte: « Le sloughi est tout sauf un chien de salon. Il a besoin de grands espaces, de liberté. Lorsqu'il est privé de chasse et de course, il fait des dégâts dans la maison», explique Mohamed Soujaâ, avant de continuer : «Le sloughi, autrefois prince du désert, est hélas perçu aujourd'hui comme une charge matérielle, alors que c'est un patrimoine national et devrait être à ce titre entièrement pris en charge par le ministère de l'Agriculture. A titre d'exemple, à ce jour, le seul vaccin gratuit est l'antirabique alors que la gastro-entérite (ou parvovirose canine) et la maladie de Carré sont les principales causes de décès des sloughis. C'est désolant, mais nous ne baisserons pas les bras jusqu'à ce que le sloughi retrouve son rang d'antan». Bataille pour une survie A l'instar de Mohamed Soujaâ, ils sont une poignée de passionnés à se battre pour préserver la pureté du lévrier marocain et perpétuer la race. Les échos de leur noble combat sont parvenus jusqu'aux portes du Palais. Feu Moulay Abdallah, réputé grand chasseur, a visiblement transmis sa passion pour la chasse traditionnelle à ses neveux: «Lors du Salon de l'Agriculture de Meknès, Sa Majesté Mohammed VI et son frère Moulay Rachid m'ont assuré de tout leur soutien pour la sauvegarde du sloughi», assure notre interlocuteur. Le poème que M.Soujaâ a écrit en hommage au lévrier arabe a fait le tour du monde du web. Régulièrement, il est invité avec d'autres éleveurs pour représenter le Royaume chérifien dans des évènements internationaux. Approché à de nombreuses reprises par de riches chasseurs qataris pour son bagage de vétéran de la chasse traditionnelle (notamment au faucon), il a toujours refusé de quitter le Maroc, malgré toutes les difficultés rencontrées: «Je suis patriote et fier de l'être. Je peux faire le tour du monde, mais je reviendrais toujours dans mon pays. C'est là où je veux être enterré. Et c'est ici que le sloughi sera sauvé». Mohamed Soujaâ peut dormir sur ses deux oreilles. Du haut de ses 8 ans, Jamal, son fils, a d'ores et déjà pris la relève.