D'anciens prisonniers islamistes, hier encore bêtes noires des autorités et «fournisseurs» de sueurs froides à tous les services de sécurité du pays, conviés par des journalistes dans un hôtel luxueux du centre-ville casablancais pour débattre de démocratie et de droits de l'Homme autour de petits fours et dans une ambiance bon enfant. Invraisemblable ? Non, juste marocain. Le «royaume enchanté» serait-il faiseur de miracles et amateur de dénouements politiques théâtraux ?, semblent se demander les reporters étrangers présents ce soir-là à la table ronde organisée par le magazine arabophone Awal. Non, le Maroc est juste en train de se chercher. Et, dans ce cheminement inéluctable vers une démocratie nécessaire, tel un enfant qui apprendrait à marcher, il tâtonne, se cramponne à des repères qu'il pense rassurants et, parfois, trébuche, pour mieux se relever. La libération des «cinq» de l'affaire Belliraj, de salafistes, d'activistes sahraouis séparatistes et d'autres détenus politiques, réclamée depuis longtemps par le milieu droit-de-l'hommiste, et récemment par le Mouvement du 20 février, est un pas de plus vers l'érection de ce nouveau Maroc. Celui du printemps arabe et de l'historique discours royal du 9 mars. Celui de la méritocratie, du libre débat national et des réformes courageuses. Un Maroc où la liberté d'expression et d'opinion ne seraient plus de vains mots avec lesquels on ornerait joliment les discours officiels. Agora de printemps, libre tribune pour tous Ce mardi 19 avril 2011 au soir, la salle de conférence du Hyatt Regency se transforme en une agora politique bouillonnante. Ils sont venus, ils sont presque tous là. Les invités déjà : Mohamed Fizazi, Mustapha El Mouatassim, Mohammed Marouani, Mohamed Amine Regala, Alaa Badella Maa-El Ainin et Abdelhafid Sriti. Au premier rang, leurs épouses et leurs proches et, dans toute la vaste pièce affichant complet, journalistes marocains et étrangers, caméramen des chaînes nationales, militants associatifs et citoyens lambda, barbus et rasés de près, voiles et tailleurs courts se côtoient. Les anciens détenus narrent leur arrestation, leur incarcération, évoquent leurs projets d'avenir, leurs questionnements intérieurs. L'assistance écoute religieusement les intervenants, entre dans un silence compatissant lorsque Sriti parle de son garçonnet lui rendant visite en prison. Certains rient aux coutumières piques sarcastiques de Fizazi, auquel le politologue Mohamed Darif rappelle son injonction «à nettoyer le Mouvement du 20 février de ses éléments hérétiques». Un jeune dudit mouvement se lève pour rappeler au «prince des salafistes» que lors des marches précédant leur sortie de prison, ses camarades et lui n'ont, eux, fait aucune distinction parmi les prisonniers d'opinion dont ils demandaient la libération. Djellaba et barbe blanche impeccables, l'ex-prêcheur radical de la mosquée de Hay Dakhla est méconnaissable dans son discours lissé. Il réfute avoir jamais été un salafiste, lance des éloges à peine masquées au PJD, tout en rappelant que «l'identité islamique est la ligne rouge à ne pas dépasser», et qu'il ne faut donc pas «laisser des déjeuneurs de ramadan profiter du mouvement noble et pur du 20 février». Un jeune homme aux cheveux longs secoue la tête de gauche à droite en signe de désapprobation. Un ancien condamné dans la campagne d'assainissement de 1996 appelle à la révocation «des hauts responsables auteurs d'arrestations arbitraires» et au procès des «bourreaux des années de plomb». Il cite des noms, fait mine de plaisanter en demandant à être escorté chez lui à la sortie de l'hôtel. Mais sa voix se teinte de sanglots retenus. Un ange passe. Puis la salle applaudit, interroge sans ambigüité les intervenants sur leurs intentions politiques, leur «dangerosité supposée ou avérée». Ailleurs, de Tanger à Laâyoune, rédactions et ONG donnent la tribune aux autres anciens détenus et à tous ceux qui se sont battus pour leur libération. Demain le Maroc, entre démocratie nécessaire… Ces rencontres sont à l'image de l'effervescence intellectuelle que vit le Maroc depuis les évènements de Tunisie et d'Egypte, baptisées par certains les révolutions de jasmin et du Nil. Les marches pacifiques qui ont suivi à travers le royaume, notamment celles du 20 février et du 20 mars 2011, ont conforté l'idée de la singularité marocaine. Non que le pays soit à l'abri de la contestation populaire, sachant que la rue marocaine a elle aussi mille et une raisons d'être en colère, entre une corruption et un népotisme endémiques, des systèmes éducatif et sanitaire défaillants, un pouvoir d'achat érodé ou encore une liberté d'expression régulièrement mise à mal par des procès fleuves et des amendes fatales contre la presse indépendante. Sans compter les affaires de dilapidation de deniers publics et d'atteinte aux droits de l'Homme toujours en suspens, voire classées sans suite. Et la liste est loin d'être exhaustive. Mais, aujourd'hui comme jamais auparavant, grâce au printemps arabe et à la dynamique qu'il a enclenchée, les Marocains se réapproprient les espaces d'expression publics. Les plus jeunes découvrent la politique, cette créature étrange et alambiquée dont leurs aînés, échaudés par les années de plomb, leur avaient pour beaucoup conseillé de s'éloigner en se concentrant sur leur bien-être matériel et individuel. Ils découvrent qu'eux aussi peuvent apporter leur pierre à l'édification d'un Maroc de la dignité, de l'égalité et de la liberté. Qu'être citoyen à part entière, c'est travailler pour payer ses impôts, mais aussi élire ses représentants, améliorer sa vie de quartier, sa ville et tout son environnement. Les plus engagés sortent de leurs locaux associatifs pour porter leur message dans la rue, dans les journaux, les radios et sur les plateaux de télévision. Les partis historiques émergent de leur léthargie, liftent leur section jeunesse, rivalisent en propositions avec les nouvelles formations politiques autour du projet de réforme constitutionnelle. Islamistes et laïcs, démocrates et conservateurs, communistes et ultralibéraux échangent, défendent leurs projets de société respectifs. Et croient fermement en leur concrétisation. Les idéaux renaissent de leurs cendres, la parole se libère, le makhzen n'est plus ce «ghoul», cet ogre effrayant qui dévore tous ceux qui osent s'approcher de sa tanière. L'espoir renaît, comme à l'aube du nouveau règne, voilà 10 ans… Le Maroc renouera-t-il avec la formidable catharsis de l'Instance Equité et Réconciliation ? Ahmed Sebbar et Driss Yazami seront-ils les porte-flambeaux de feu Driss Benzekri ? Le Royaume sera-t-il de nouveau cité comme modèle de démocratie régionale ? …Et suspicions légitimes Ce qui est sûr et ce sur quoi les acteurs de la scène civile et politique marocaine sont aujourd'hui unanimement d'accord, c'est qu'il est inconcevable en 2011, car contraire aux conventions des droits de l'Homme dont le Maroc est signataire, de continuer à condamner et emprisonner des personnes uniquement pour leurs opinions politiques ou religieuses. Aucune mansuétude ne doit légitimement être affichée envers des individus qui ont porté atteinte à la sûreté intérieure du pays et fait couler le sang innocent de leurs compatriotes, lors du meurtrier 16 mai 2003, des attentats d'avril 2007 ou encore durant les tristes évènements du camp de Gdim Izik. Mais la répression des idées par la privation de liberté a montré les fruits amers de ses rafles massives et arbitraires, de ses faux procès, de ses verdicts lourds et expéditifs. Faisant le lit de la radicalisation et nourrissant l'incompréhension et la haine chez ses victimes, leurs proches et leurs enfants. Créant de la méfiance voire de douloureuses scissions entre citoyens du même pays, «Ikhwaniyine» et non pratiquants, Sahraouis et «Marocains de l'intérieur», «Arabes» et «berbères», «fils à papa» et «ouled achaâb». Les conséquences de cette politique du tout sécuritaire sont là, la réalité idéologique plurielle du Maroc actuel aussi. Ce dernier compte en son sein des islamistes modérés et fondamentalistes, des militants de la cause amazighe, des gauchistes comme des séparatistes sahraouis, ou juste des journalistes désireux de pratiquer leur métier d'informer et de critiquer sans risquer de se retrouver derrière les barreaux. Jusqu'à quand leur sera réfuté le droit de s'exprimer dans un Etat qui se veut de droit ? Après le signal puissant de la grâce royale du 14 avril, c'est au gouvernement et aux partis qu'incombe désormais la mission délicate de composer avec ces contre-pouvoirs. En les mettant à l'épreuve éloquente des urnes et du terrain, tout en assurant la sécurité physique et la liberté de pensée de tous les citoyens marocains, et en préservant les socles unificateurs que sont l'institution monarchique et l'intégrité territoriale. «Je demande au gouvernement d'annuler la loi anti-terroriste.» Mohamed Sektaoui, Directeur général Amnesty International-Maroc Entretien réalisé par S.L. L'Observateur du Maroc. Quelle lecture faites-vous de la libération des prisonniers politiques le 14 avril dernier ? Mohamed Sektaoui. Amnesty International (AI) salue la grâce accordée par le roi aux prisonniers politiques et d'opinion. L'organisation a fait savoir qu'elle espérait que ces libérations annonçaient un assouplissement des «lignes rouges» que les défenseurs des droits humains ne sont généralement pas autorisés à franchir, concernant la question du Sahara et les critiques formulées à l'égard des autorités, et ne se résumaient pas à une simple mesure visant à calmer les manifestants qui réclament des réformes au Maroc. Amnesty salue l'annonce de réformes dans le domaine des droits humains et les interventions positives du nouveau Conseil national des droits de l'Homme (CNDH) en faveur des ces prisonniers. Quelles sont vos recommandations pour garantir des procès équitables ? Malheureusement, le système judiciaire marocain a toujours été sous les ordres du pouvoir exécutif, et vu que la justice n'est pas indépendante, elle souffre de graves lacunes et insuffisances, ce qui a conduit à la persistance des violations des droits humains et de l'impunité. Parmi ces violations, l'emprisonnement des prisonniers d'opinion, les procès politiques, la torture et autres traitements dégradants et inhumains. Aussi, Amnesty appelle le gouvernement à obtenir une réforme des pratiques de la police et un renforcement du système judiciaire, à renforcer la justice pénale internationale, notamment en soutenant la cour pénale internationale et la compétence universelle, et à étudier les incidences de la corruption sur l'administration de la justice. Quelle est la position d'Amnesty par rapport à la loi anti-terrorisme adoptée en 2003 ? Le Maroc a connu d'importants changements dans le domaine des droits humains durant la dernière décennie. Ces avancées ont été entachées par plusieurs lacunes comme l'adoption de la loi anti-terrorisme. Le gouvernement a commis l'erreur d'exploiter le climat international qui favorise la lutte contre le terrorisme, lorsqu'il a procédé à la promulgation de la loi anti-terrorisme. Les événements du 16 mai 2003 au Maroc donnent l'exemple des différentes violations graves des droits humains commises par les autorités comme la torture, les disparitions… alors que les responsables des ces violations demeurent impunis. AI ne s'oppose pas au droit légitime du gouvernement de lutter contre tout acte de violence criminel ou politique commis par des groupes armés ou par des individus, mais ce droit ne doit s'exercer que dans le cadre de la nécessité de protéger les citoyens, et ce, en toute conformité avec le respect de la loi. De ce fait, j'estime que le gouvernement doit abroger et annuler la loi anti-terrorisme. Ainsi, cette initiative serait un critère prouvant la crédibilité du pouvoir des institutions et constituerait le principal élément d'une stratégie permanente qui garantit la sécurité et la sûreté des citoyens. Prisonniers politiques Vers une amnistie générale ? Salaheddine Lemaizi «Le 14 avril est un jour historique dans le processus de consécration des droits de l'Homme au Maroc», se félicite Driss El Yazami, président Conseil national des droits de l'Homme (CNDH), au moment d'accueillir les cinq détenus politiques au siège de l'institution ce même jour. Créer un climat pour les réformes Les défenseurs des droits de l'Homme au Maroc se réjouissent également suite à la libération d'une partie des détenus politiques. «Cette grâce permettra de créer un climat de confiance pour entreprendre les reformes profondes de l'Etat, spécialement concernant les libertés publiques», espère Abdellatif Chahboun, vice-président de l'Organisation marocaine des droits de l'Homme (OMDH). Pour sa part, Khadija Riyadi, présidente de l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH), estime que cette libération «suscite trois remarques : primo, un nombre important des prisonniers libérés n'avait plus de grandes peines à purger, secundo, cette grâce n'a touché qu'une petite partie des prisonniers islamistes. Nous, on demandait depuis le départ de revoir tous ces procès ou de libérer ces personnes qui sont pour la majorité innocentes. Tertio, les prisonniers sahraouis n'ont bénéficié que de la liberté provisoire et pas de la grâce, leur procès est toujours maintenu». Abderrahim Mouhtad, ancien prisonnier politique islamiste du temps de Feu Hassan II et président de l'association Annassir des familles des détenus islamistes, qu'il a créée en 2004, ne partage le scepticisme de K. Riyadi. Il nous déclare : «Il ne faut pas minimiser la teneur de cette grâce. Dans la forme, elle concerne 190 détenus, 96 d'entre eux ont vu leurs peines annulées et ils sont désormais libres. D'autres ont bénéficié d'une réduction de peine, dont 5 détenus islamistes qui ne sont plus condamnés à mort. Leurs peines sont de 15 et 10 ans. Dans le fond, l'Etat a franchi une étape importante dans le dossier dit de la «Salafya jihadiya». Il nous faudra une ou deux étapes encore pour que ce dossier soit clos». C'est le même souhait du représentant de l'OMDH. «On attend que ce dossier soit réglé en entier. C'est notre revendication depuis 2003. Nous sommes contre le terrorisme, contre l'extrémisme mais on est pour l'application juste de la loi», nuance Abdellatif Chahboun Demain libres ? Pour A. Mouhtad, arriver à une amnistie générale demanderait que tous les prisonniers salafistes donnent des garanties sur leur comportement après leur libération. Les détenus libérés ont été sélectionnées avec soin, le critère premier de choix ce sont les garanties. Le Cheikh Fizazi est dans ce cas de figure. Il a montré patte blanche concernant la monarchie et la commanderie des croyants. Ce n'est pas le cas des autres figures de la Salafya dans les prisons comme Abou Hafs, El Katani ou El Haddouchi», pense le président d'Annassir. À noter que Mohamed El Fizazi avait rédigé une longue lettre où il révisait certaines de ses positions et l'avait publiée en février dernier. «Au-delà de la libération de ces personnes, qui ne saura tarder, il faut réconcilier ces personnes avec la société. Tenter d'ouvrir le dialogue avec eux, par le biais de l'Etat et la société, car actuellement il y a une absence de confiance. L'Etat a peur de les libérer et voir se reproduire le même scénario qu'avec Abdelfattah Raydi», estime A. Mouhtad. Raydi avait bénéficié d'une grâce en 2007, suite à son arrestation en 2003. Quelques mois après sa sortie, il s'est transformé en kamikaze à Hay El Farah à Casablanca. La société est-elle mûre pour tourner ces tristes pages ? Avant de le faire, l'AMDH exige «l'ouverture d'au moins quatre enquêtes». La première concerne les allégations de tortures subies par des détenus. La deuxième pour savoir les dessous des procès injustes qu'a connus le Maroc depuis 2003 et surtout celui des détenus politiques dans l'affaire Belliraj. La troisième touche au contexte des propos tenus par des ministres du gouvernement actuel avant même le début du procès de Belliraj. La quatrième enquête veut lever le voile sur les pratiques dans le centre de la Direction de surveillance du territoire (DST), à Temara. «Notre objectif final, c'est de savoir qui est derrière cette politique qui a fait entrer le Maroc dans ces labyrinthes de la torture, des procès iniques et dont les victimes sont encore derrière les barreaux», explique K. Riyadi. Cette militante des droits de l'homme ajoute «alors qu'on parle de grâce, les 20 et 21 avril, Ali Aâraf et Mohamed Boutaflaqt, deux détenus dans l'affaire Belliraj, sont passés devant les juges. Cette grâce est une reconnaissance implicite des erreurs commisses dans ce procès et en même temps, on juge encore les gens. Comment expliquer ce paradoxe ?» Comment passer de l'injustice à la justice ? Pour l'expliquer, A. Mouhtad soutient que «l'injustice est la règle dans notre système judicaire. Les prisons marocaines comptent 60.000 détenus et une bonne partie de ces personnes sont détenues injustement. Ceci vaut pour les 1000 détenus islamistes actuellement en prison». Comment sommes-nous arrivés à cette situation ? «L'Etat n'a pas respecté la présomption d'innocence. Toute personne qui était objet de doutes, dans des affaires de terrorisme, était arrêtée», explique le président d'Annassir. Résultat : «À l'AMDH, nous avons passé dix ans à essayer de rendre compte des enlèvements, de la torture, des décès dans des conditions douteuses, de l'humiliation des familles. Je pense que notre pays a perdu suffisamment de temps dans ce genre de pratiques. Assez de tout ça», demande K. Riyadi. Pour y arriver A. Chahboun, vice-président de l'OMDH a confiance dans «le CNDH qui a montré dans sa nouvelle version une capacité à gérer ces types de dossiers. Ainsi, l'Etat lance le message aux Marocains que la reforme n'est pas une manœuvre politique mais une volonté profonde de revoir la gestion des affaires de l'Etat».